D'un geste lent et maladroit, il actionna le commutateur qui stoppa net la sirene et ouvrit la verriere de la couveuse dans laquelle il etait allonge. Il souffla un instant, epuise. Que faisait-il la ? A quoi etait-il occupe juste avant le hurlement de la sirene ? Il eprouvait juste l'impression d'avoir quitte la douceur et la perfection d'un monde-esprit pour echoir dans la douleur de ce monde physique. Un viel automatisme lui dicta d'aller interroger l'ordinateur; le reveil ne pouvait etre declanche qu'en cas d'alerte grave. Il se redressa donc, et faillit retomber quand il subit avec surprise la compression de ses viceres engendree par son geste, et le mouvement de son encephale migraineux.
Il n'avait aucun souvenir d'un precedent a la situation dans laquelle il se trouvait, ni meme de ce monde si desagreable, et pourtant tout lui paraissait familier et il savait ce qu'il avait a faire. Il reconstituait peniblement le monde d'ou il venait, mais ses souvenirs restaient tres embrumes. Son esprit avait quitte le cyber, cette evidence crue lui apparaissait tres clairement, maintenant. Quelques flashs faisaient revivre a sa conscience a vif d'etroits aspects de son activite quotidienne ordinaire, une consultation a la technoteque, les courtes reunions avec l'esprit de ses collegues, ses incessants voyages dans le systeme solaire...
A peine conscient de s'etre leve et d'avoir marche jusqu'au pupitre,
il se trouvait maintenant assit en face de la console.
- "Mere ? que se passe t'il ?" Entendre sa propre voix l'avait surpris,
mais l'importance de la situation avait reprime toute reaction, tout juste
un frisson. La machine qui pilotait la cite depuis tant d'annees repondit
d'une voix feutree:
- "Il y a eu un eboulement; nous perdons de l'oxygene et la chaleur monte.
Une secousse tellurique de magnitude moyenne, mais le jeu des failles
rompt l'etancheite d'avec la surface. J'ai isole les compartiments atteints,
mais nous risquons de perdre les corps des citoyens.
Je t'ai reveille pour que tu me dises quoi faire."
La concretude de la reponse dissipa brutalement les nuees de son esprit, et il se souvint de la cite telle qu'on le lui avait enseigne dans son enfance. La surface calcinee de la planete, l'air empoisonne, les radiations... Les grandes villes profondement enfouies sous la terre, les corps endormis dans les couveuses tandis que les esprits vivaient dans la memoire de la machine, libres de toute contrainte materielle... La societe humaine vivait litteralement _dans_ les machines qui pilotaient chaque cite, unie par le grand reseau qui reliait les cites souterraines et les quelques colonies exilees sur les diverses planetes du systeme solaire. La memoire de chaque homme etait recopiee dans la machine, et periodiquement reinscrite par securite dans son cerveau en lethargie, de telle sorte que ses pensees n'evoluaient et ne se confrontaient a celles des autres que dans l'espace du cyber.
Au depart, c'etait l'unique solution de survie qui avait ete trouvee pour que la societe continue a vivre apres le grand cataclysme, en quasi absence de ressource organique, d'oxygene et de place. Mais les populations citadines avaient ete familiarisees aux mondes virtuels dans les decenies passees, aussi avaient-elles docilement accepte cette perspective. D'ailleur, quel autre choix ? On ne pouvait guere envoyer que quelques poignees d'hommes vers les planetes voisines, sans plus de garantie de survie, et avec les memes limitations de ressource. Mais la vie en esprit avait aussi de nombreux avantages. La survie du corps au ralenti etait totalement prise en charge par la machine, aussi les seules occupations etaient-elles du domaine de l'esprit. Plus encore, a la difference des mondes virtuels du siecle precedent, il n'y avait plus trace d'une notion de corps, et les sensations physiques furent naturellement releguees au rang de la barbarie. L'immortalite apparente, la quasi-instantaneite des voyages a travers le reseau, la liberation du monde physique furent vecus comme une nouvelle ere de la civilisation. La vie economique s'etait naturellement adaptee, elle ne comprenait de toute facon deja plus guere que ce que l'on denommait jadis le secteur tertiaire. La connaissance, la litterature, les loisirs occupaient dorenavant toute la place, tant au niveau de leur consommation qu'au niveau de leur commercialisation.
Qu'avait dit la machine, deja ? on risquait de perdre les corps... Le corps, c'etait bien cette cle de voute de toutes les sensations horriblement contraignantes qu'il avait subit depuis son reveil. Cet ensemble d'organes de perception qui etaient autant de sources de douleurs, qu'elles proviennent de ce monde de contraintes ou qu'elles soient generees par ce corps lui-meme. Il ne comprenait vraiment pas en quoi la conservation de ces corps pouvaient revetir la moindre importance. En fondant les cites souterraines, on avait jadis etabli un stockage transitoire en prevision d'un retour a la vie normale quand la situation en surface le permettrait. Mais depuis, l'Homme vivait une nouvelle ere, il s'etait enfin definitivement libere du monde physique ! Il resta quelques instants immobile, a reflechir. Puis patiemment, il enonca a la machine les diverses mesures a prendre, et retourna a sa couveuse. Il enclancha le dispositif de lethargie avec soulagement. Instantanement, il avait retrouve la civilisation du cyber, ses amis, ses collegues, son portefeuille de connaissances, les voies d'acheminement vers ses technoteques favorites, l'acces au reseau trans-cite, et surtout cette douce paix, ce flotemment de velour, cette tiedeur universelle...
Quelques minutes apres son retour en lethargie, conformement aux
instructions donnees par l'homme, la machine coupa toute les sources
d'energies qui maintenaient les paroies de la cite et l'alimentation des
couveuses. Simultanement, sur plusieurs hectares et sur plusieurs niveaux,
le sol se refermait sur la population de momies, ne laissant intact que
le secteur centrale ou se trouvait la machine.
Mais qui donc pouvait s'en soucier ? Aucun esprit ne percu meme l'evenement.
Fabrice NEYRET, 02/02/96