Terminaison

Ca a commence par les baleines. Le 24 novembre dernier, une centaine de baleines sont venues s'echouer sur les plages australiennes. On a d'abord accuse la pollution, puis l'elevation de la temperature des oceans, la couche d'ozone et meme les sonars des sous-marins... Jamais autant de baleines n'etaient venues perir a la fois sur le sable. Ca n'etait pourtant que le debut. Une semaine plus tard, c'est par milliers que les baleines venaient mourir sur les cotes. L'opinion publique etait au comble de l'emotion, et les ecologistes de tous poils d'autant plus virulents que personne n'y comprenait rien. Quelques jours plus tard ce fut le tour des dauphins. Plus lentement, mais tout aussi surement, la mer vint deposer au compte-gouttes sur les plages du globe le corps de cetaces decedes au large. On debusqua alors un convoyeur de dechets nucleaires en route pour le Japon, et toute l'humanite s'indigna de la cupidite coupable qui avait permis a un tel pourvoyeur de poison de circuler. Mais la cargaison du convoyeur etait intacte, et l'opinion dut de mauvaise grace diriger ses soupcons vers d'autres coupables potentiels. Le calme revint apres l'epuisement des deux especes, un mois plus tard. Le monde eut un nouveau mois de repit pour oublier qu'il avait existe des dauphins et des baleines.

La seconde alerte vint des tropiques. Les degats avaient parait-il commence depuis plus de huit mois, mais personne n'avait prete attention aux remarques inquietes des populations indigenes. Les grands arbres mouraient peu a peu, pourrissant sur pied. C'est au Zaire que furent effectuees les premieres observations officielles, quand les abatteurs de teck constaterent l'abaissement de la qualite des troncs. Mais on s'apercut bien vite qu'une grande partie de la foret tropicale etait touchee, et il ne fallut guere de temps pour verifier que le Bresil souffrait du meme mal. Toutes les especes n'etaient pas touchees pareillement, mais la plupart semblaient atteintes. L'attention alors portee sur toute la flore conduisit a s'interesser aux especes occidentales, ce qui permit de constater que les coniferes du Canada et d'Europe commencaient egalement a degenerer. Ils semblaient evoluer tres lentement, peut-etre meme cela avait-il commence pour eux depuis longtemps sans qu'on le remarque. A nouveau les foules se dechainerent sur les coupables que designaient quelques grands pretres se posant en defenseurs de la nature. L'industrie chimique, la pollution des nappes phreatiques, le rechauffement encore... Les scientifiques ne comprenaient pas grand chose au phenomene, mais des experts estimerent qu'a ce rythme, la moitie des forets aurait disparu avant dix ans. Les pouvoirs publics commencerent a s'emouvoir, car avec la foret c'etait l'economie, l'agriculture et peut-etre la sante publique qui pouvaient a terme se trouver menacees. Dans le doute on prit un certain nombre de mesures qui attendaient une occasion valable pour s'appliquer. On limita ainsi la combustion d'hydrocarbures, la production de residus sulfures et metalliques, puis on se fixa six mois d'attente avant d'observer les premiers changements. La prise de mesures energiques suffit a calmer les craintes des populations.

Deux mois plus tard, les media sur le qui-vive s'enflammerent en une seule journee pour annoncer la fin des insectes. Les donnees effectives etaient cependant pour le moins maigres, une enquete de l'OMS avait simplement signale une forte baisse du nombre de larves de moustiques par rapport aux annees precedentes. Quelques equipes suivaient en effet depuis de nombreuses annees l'evolution de la population des mares dans les pays sujets a la malaria, afin de pronostiquer les periodes a haut risque. Et cette annee connaissait une baisse notable. La pression retomba rapidement. Il s'avera cependant au printemps que les predateurs de cereales etaient fort peu virulents, ce qui permit a la presse de relancer progressivement le sujet en l'agrementant d'appreciations plaisantes sur la rarefaction des nuisibles. Les zoologistes, eux, prirent l'affaire plus au serieux, car jamais on n'avait encore constate de fluctuation dans la demographie des insectes qui soit correlee a l'echelle du globe, hormis l'action sanitaire de l'Homme. Si l'equilibre de la flore etait fragile et pouvait s'averer sensible a de subtiles variations de conditions, le regne des insectes dans son ensemble etait robuste et adapte a la plupart des milieux. Son affection etait d'autant plus alarmante que l'on n'etait en presence d'aucune cause evidente. Il ne semblait pas y avoir de lien entre le pourrissement de la flore et la disparition des insectes, et pourtant chacun voulait faire le rapprochement entre ces deux agonies, voire celle des cetaces 4 mois auparavant.

Les biologistes avaient par formation une attention naturelle pour tous les evenements du type de ceux qui se produisaient depuis cet hiver, mais ils ne purent vraiment commencer a etudier le phenomene de pres que lorsque les especes communes d'insectes furent touchees. Le metabolisme de la drosophile avait peut-etre conserve quelques secrets malgre des annees d'experimentation, mais il etait suffisamment connu pour que l'on puisse esperer constater un changement precis dans l'organisme de ces animaux. Car les insectes de laboratoire, toute artificielle que soit leur condition de vie, degeneraient comme leurs cousins sauvages. La chair semblait pourrir de l'interieur, sans qu'aucun agent infectieux ne puisse etre mis en evidence. Il eut ete de toute facon inedit de trouver un agent pathogene commun a des especes si differentes. La mort devorait chaque individu en peu de temps, mais semblait toucher les familles d'insectes par vagues separees. Ni contagion ni empoisonnement, elle semblait venir de l'interieur. Tout juste put-on relever une certaine simultaneite dans l'affection d'une meme lignee, pietre resultat apres tant d'observations attentives.

Les experimentations eurent bientot un nouveau materiau a disposition: alors que l'attention des scientifiques et vaguement celle des media etait tournee vers le sort des insectes, les petits mammiferes a leur tour furent atteints par le fleau invisible. La reaction de l'opinion publique fut vive car la souffrance des petits mammiferes touchait autrement plus que celle des moustiques et des araignees. Pour la premiere fois, les familles se trouvaient confrontees de pres a la realite de cette decimation sans cause. L'armee fut violemment accusee d'avoir laisse echapper une quelconque arme bacteriologique. Il lui fallut beaucoup de persuasion pour faire admettre qu'en pareil cas les mammiferes auraient ete touches les premiers. Les pouvoirs publics s'inquieterent pour une raison plus grave: du cochon d'Inde a l'Homme, la parente n'est pas si eloignee. Les programmes de recherche furent donc rapidement consolides, et les instituts medicaux rejoignerent le mouvement. C'est en immunologie qu'on trouva enfin la premiere piste. Le pourrissement des organes evoquait en effet les symptomes des maladies auto-immunes, ou le corps se confond avec son agresseur. Le systeme lymphocytaire ne semblait pourtant reagir qu'avec retard, on pouvait donc difficilement lui imputer l'origine de l'attaque. La television abreuvait les foules de tables rondes ou les experts confrontaient leurs vues quant a des details qui echappaient a tous. Jamais autant de vulgarisation n'avait ete diffusee en matiere de biologie. L'inquietude et la tension des populations devenaient patentes, et beaucoup d'energie etait deployee pour donner aux nombreux comptes rendus de recherche l'apparence de la maitrise. Une equipe americaine de cancerologie identifia peu apres la mort cellulaire par apoptose: en reponse a un signal inconnu, les cellules declenchaient leur propre destruction.

La panique a commence au debut de l'ete, quand les premiers humains ont commence a tomber. En Afrique d'abord, puis deux semaines plus tard sur toute la planete. Il a ete difficile de garder longtemps l'information secrete. Avant meme que le nombre de cas soit significatif, l'inexorabilite de la progression du mal avait convaincu les foules que leur sort etait joue. L'irremediable extinction etait systematique, personne n'en doutait plus, et elle touchait aujourd'hui l'Homme, comme chacun s'attendait a ce que cela finisse par arriver. Dans la plupart des capitales, les Etats durent faire face a des explosions insurectionnelles sporadiques. Dans toutes les rues du monde, des mystiques inspires faisaient entendre leurs appels a la priere redemptrice. La police et l'armee furent deployees dans tout l'occident, mais bien vite gangrenees par la panique qu'elles devaient contenir. L'orient a dominante bouddhiste, lui, s'enfoncait dans la meditation. Il aura fallu moins d'un mois pour que toute l'ossature sociale s'effondre. Et quelques mois de plus pour que l'humanite s'aneantisse a son tour, la dissolution de sa structure multipliant les effets des causes organiques du mal.

Nous sommes une dizaine en tout dans cet hopital. Y a-t-il d'autres survivants ailleurs ? Lors de l'hecatombe, chacun a panique avec les autres, alors que le desordre etait a son comble. Il nous a fallu longtemps pour realiser que nous etions indemnes alors que tous les autres agonisaient, dans toutes les salles et dans les rues, faisant de la ville un gigantesque charnier. Les jours suivants ont passe, dans l'odeur insupportable de la decomposition des cadavres, sans qu'encore nous osions reconnaitre que nous leur survivions. En deambulant dans les couloirs, nous nous sommes trouves avec une surprise grave, hebetes, presque honteux d'etre encore en vie. Les premiers temps ont ete consacres a l'organisation de la survie et a la recherche de nourriture, mais il nous a fallu peu de temps pour nous trouver des points communs: tous avions ete hospitalises depuis plus d'un trimestre a la suite de maladies auto-immunes a un stade avance. Et chacun d'entre nous s'etait porte volontaire en dernier recours pour le meme traitement experimental au Facteur d'Inhibition de l'Apoptose. Ainsi donc, il nous etait donne d'assiter a la fin de la vie. Car au dehors ne se manifestait plus aucun mammifere, ni aucun oiseau. La decomposition ralentie des corps temoignait de l'affection du regne bacterien lui-meme, touche malgre ses trois milliard d'annees d'endurance, les residus acides devant seuls venir a bout des chairs. L'herbe demeurait apparemment la seule forme de vie survivante -en dehors de notre petit groupe-, et aussi notre seule nourriture. Mais nous n'avions aucun doute quant a sa prochaine disparition, c'etait probablement une question de semaines ou de mois. Le grand nettoyage etait presque acheve.

Il est difficile de se souvenir des dernieres informations sensees que l'on a pu recevoir pendant la panique, noyees dans le flot ininterrompu des predications alarmistes des journalistes et des declarations lenifiantes de ce qu'il restait d'autorite. Je me rappelle seulement des paroles de ce geneticien, qui m'avait frappe par son calme apparent au milieu de l'agitation, lors de l'une des innombrables tables rondes qui etaient supposees informer et rassurer les populations. "Le decompte est parvenu a son terme" avait-il dit simplement. Puis il avait justifie sa declaration sibylline. "Depuis longtemps, nous avions repere certaines sequences variables au coeur du genome, dans ces genes archaiques qui reglent la vie et la mort de chaque cellule. Pas seulement chez l'Homme, mais aussi bien dans tout etre vivant. Ces programmes la sont trop vitaux pour etre modifies, vous comprenez. Il sont stables et rigoureusement identiques pour tous les etres vivants, depuis toujours". Apres avoir attendu une reaction du commentateur a cette contradiction, il avait poursuivi. "Il y a tout lieu de croire que cette partie variable se comporte comme un compteur. Nous n'en comprenons pas precisemment le sequencement, mais ce compteur est en train d'atteindre zero dans toutes les especes, de facon presque synchrone, et declenche la mort cellulaire." Le commentateur n'avait visiblement rien compris et posait des questions sans le moindre rapport. Le scientifique continua comme pour lui meme. "C'est a croire que l'existence du genome sur terre avait une duree limitee, fixee a l'avance. Et le decompte est parvenu aujourd'hui a son terme".

Je souris tristement en realisant que separement, on avait trouve la cause et le remede du mal qui avait sterilise la planete. Dire que quelques mois de plus auraient peut-etre permis de le comprendre. Mais il ne restait sur terre pour toute forme de vie que dix hommes malades et affames, dont la source de l'immunite n'allait pas tarder a perdre ses effets ...

Fabrice NEYRET, le 19/02/96



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