Vulgarisation:
parler au public, à des scolaires, à un journaliste;
monter un exposé ou une démo publiques

Fabrice NEYRET   -   juillet 2008


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Cette page (écrite un peu vite) regroupe quelques conseils issus de mon expérience en médiation scientifique auprès du grand public et des scolaires (confs publiques, interviews, débats des Cafés Sciences & Citoyens et des Soirées S & C Juniors, opération MobiNet, Fête de la science, etc...).


De quoi parler

Votre public ne connaît rien aux sciences (à part la soupe sensationnaliste de la télé mélangeant technologie, science, fiction et pseudo-sciences), et probablement rien de rien à votre discipline: êtes-vous bien certain que ce dont il a besoin, c'est de comprendre vos tous dernier travaux ? Le rôle premier de l'Université (au sens large) est d'être la conservatrice des savoirs: ce socle "élémentaire" vu en deuxième et troisième cycle, et dont le contenu existe probablement depuis plusieurs dizaines d'années, n'en constitue pas moins un continent inconnu pour votre public: il n'y a rien de dégradant - bien au contraire - à alphabétiser sur les principes même de votre discipline, ou de certains de ses aspects ! (cette modestie épistémologique, porteuse d'efficacité et de robustesse, me semblerait aussi valable pour les collaborations industrielles, mais c'est une autre histoire).

Pour autant, le but n'est surtout pas de faire un cours universitaire accéléré, avec tout son sillage de formalismes ! Bien définir les termes et les concepts, mais pas de jargon inutile: se limiter au vocabulaire vraiment nécessaire, limiter le nombre de concepts, préférer (ou associer) les synonymes du langage courant. L'essentiel est de faire comprendre la démarche (à commencer par la démarche scientifique, la modélisation), les difficultés, les enjeux, les représentations du réel et des problèmes, les approches...

Attention à ne pas tomber dans le piège utilitariste, forçant déraisonnablement sur l'utilité et l'application de nos travaux: nous prenons la dangereuse habitude de l'"exagération marketing" lors de nos demandes de financements, dans un contexte de pression utilitariste de plus en plus prononcée, mais c'est totalement hors de propos s'agissant de vulgariser la science au public: nous n'avons rien à lui vendre ! Juste à essayer de lui transmettre des aperçus de compréhension du monde, et façon de voir, poser et résoudre des problèmes...
Le "à quoi ça sert" n'est pas illégitime, mais pas le plus important: pour moi c'est le "comment", et surtout, les concepts permettant de mieux comprendre le monde, les objets, les structures, et la démarche, qui sont l'essentiel. Rappelez vous que le public n'en soupçonne à peu près rien ! Alors que ses réactions et questions premières sont sous la forte influence déformante du formatage médiatique. Mieux vaut plutôt chercher à corriger les perceptions faussées par les médias qu'essayer de surfer avec.

Écueils épistémologiques: Comment faire de l'anti-vulgarisation en croyant bien faire

  • Être totalement incompris, et le sujet perçu comme rébarbatif.
  • Message compris en bouillie plus ou moins partielle, au risque de nombreux contresens (dès d'un morceau permet de se rattacher au connu fusse une idée fausse ou superficielle, il le sera).
  • Alimenter la pensée magique: en trichant sur la simplification, en axant sur les applis au détriment du comment, en recourant à des analogies abusives, en prêtant des intentions ou buts à la nature et aux objets...
    (on peut simplifier sans tricher, et on peut expliciter les limites d'une analogie ou d'une simplification. Vulgariser n'est pas camoufler toutes les difficultés, c'est même l'inverse !)
  • "Caresser dans le sens du poil" alors que l'interlocuteur patauge dans des idées sensationnalistes fausses issues des médias.
  • Exagérer sur le degré de réalité des applications ou leur centralité dans nos préoccupations, fusse pour se croire obliger de justifier les recherches par des buts dont ont s'imagine qu'ils plaisent au public (attention, de plus en plus une bonne partie du public est au contraire plutôt hostile à ce qui plaît à l'institution).
  • Parler de manière affirmative en dehors de son domaine de compétence (sans prévenir), ou ne présenter de manière affirmative qu'une unique façon de voir quand on sait qu'il existe d'autres approches ou points de vue valides.
  • Conduire à confondre modèles et réalité, preuve expérimentale et preuve mathématique, science et Vérité, explication scientifique et réponse au "pourquoi", principe d'autorité et argumentation...
  • Adopter le langage des interlocuteurs au point d'en reprendre les néo-ambiguités (par exemple renoncer au conditionnel pour tout mettre au présent, au risque qu'une hypothèse douteuse soit prise pour le message).

    (La thèse de Zététique de Richard Monvoisin détaille comment les pseudosciences se diffusent notamment via les interstices créés par la vulgarisation mal faite ou présentant des failles.)

    Se sensibiliser au niveau de votre auditoire

    Le grand public, des lycéens (ou pire, des collégiens), un journaliste, ne sont pas des étudiants de DEA ! Vous le savez, et pourtant il s'avère très difficile de se remettre dans la peau d'un lycéen ou d'un collégien. De plus il ne s'agit généralement pas de ne parler qu'aux "bons", passionnés, futurs chercheurs & ingénieurs (votre profil d'alors) ! Il leur manque pratiquement tous les concepts qui font votre quotidien depuis vos études, mais aussi tout le jargon scientifique, mathématique ou informatique élémentaire que vous avez découvert en fac (non, vous n'êtes pas né avec !), mais encore aussi toute la rigueur de pensée et de raisonnement, et le plus gros de votre capacité d'abstraction. La pensée est floue, même chez les bons élèves. Même la notion de séquentialité d'opérations ne va pas forcément de soi, par exemple, et moins encore la notion de modèle pour approcher le réel (en fait ça fait partie du message à transmettre !).

    Le "grand public" est en gros au niveau d'un lycéen moyen et défraîchi, et n'a plus fait de sciences après le Bac (qu'il n'a pas toujours: c'est une "norme" jeune). Et tous n'ont pas fait une Terminale scientifique, ni n'étaient fan de sciences ! Donc on peut viser le niveau "Seconde" même pour des adultes.

    C'est au cours de la Seconde que l'on voit (légèrement) la notion de force, de vecteur, de trigo. Et encore, la présentation scolaire en est très désincarnée, et le plus souvent pas maîtrisée du tout. Les polynômes ne dépassent pas le degré deux, les solides se limitent à un point isolé, il n'y a pas d'analyse différentielle ni même de dt, la programmation est au mieux celle des cellules d'Excell. Alors oubliez les matrices, maillages, équadiffs, intégrales !
    Autant que possible, évitez même toute équation (sauf si c'est le sujet): ça n'est pas du tout un langage parlé dans le "vrai monde". Idem pour les structures de données, mais aussi tout le langage faussement commun qui va avec ("hiérarchie", "dépendance", "table"...).
    Quant aux collégiens, ils peinent sur la distributivité du 'moins' par rapport aux parenthèses, et sur l'utilisation de notations algébriques (les variables) à la place de nombres.
    Même le vocabulaire et tournures de phrases doivent être simple: L'univers lexical des jeunes en particulier est terriblement réduit.

    Dit autrement, votre référentiel coutumier n'est pas du tout représentatif de la population en général, et du public devant vous en particulier. Et c'est à vous d'adapter votre message pour qu'il puisse être reçu.

    Le mieux, qu'on écrive un article destiné au grand public ou qu'on parle à une personne ou à un groupe, est de s'imaginer s'adressant à un proche qui soit un bon modèle de la cible: votre beau-frère commercial, votre petite cousine, votre maman... Ou en cas de public semi-professionnel un peu plus "lettré" en votre discipline, visualisez un camarade d'études dont vos parcours ont divergés avant votre spécialisation. Vous aurez alors instinctivement un cadre référent pour vos présupposés implicites.

    Quant à vulgariser à de jeunes collégiens, ou à des élèves de primaire, ce n'est vraiment pas facile et cela demande un dispositif et un discours spécifiques. Personnellement, je ne suis pas sûr que faire une visite, présentation, démo de vulgarisation de nos disciplines à des élèves de primaire ait réellement un sens. (Par contre il reste bien sûr possible de faire des activités de sensibilisation et d'éveils aux sciences, mais il ne s'agit plus du tout de la même chose).

    Comment parler, quels supports au discours

    Il faut des exemples, faire des aller-retour au concret ! Le public en général, et les jeunes en particulier, ne pourront digérer 20 mn de pure abstraction.
    De même, il faut des supports visuels ! Il faut des images ou figures (par exemple au tableau), une vidéo, une manip... Mais sans tomber dans la complexité excessive (voir section suivante). Votre outil de travail habituel (e.g., logiciel), ou son mode d'utilisation ordinaire, n'est pas forcément très pédagogique ! (même astuce pour extérioriser votre évaluation de l'accessibilité: votre petite cousin ou votre maman y comprendrait-elle quelque chose ?)
  • Il faut que le public puisse contextualiser: comprendre ce qu'on voit, surtout si c'est une petite partie d'un tout, ou une épure, ou abstrait.
  • Il faut qu'on voit les rouages, le "comment", et pas juste le résultat tout intégré: affichez les maillages et flèches, désactivez les visus complexes au moins dans un premier temps, utilisez des maillages et formes simplifiées. Affichez l'info progressivement, couches par couches.
  • Montrez du doigt ou de la souris ce qu'il faut voir: vos yeux d'expert sont les seuls pour qui c'est saillant; pour votre public tous les éléments de l'images sont nouveau, et il ne sait pas ce qu'il doit chercher à voir.
  • Il faut que le public arrive à voir tout court: gros chiffres, pas de surcharge d'information... L'idéal est de pouvoir disposer d'une version faite pour les démos.

    Cependant, faire une démo "live" d'une manip complexe peut être particulièrement compliquée à monter, et finalement bien moins pédagogique qu'une démo enregistrée: matériel à installer, longueurs dans les manips, ratées, étapes de faible intérêt, moindre attention portée au public à ce moment, difficile de ne pas lui tourner le dos ou lui masquer la manip, etc. Alors que la vidéo permet montage et zoom (et réutilisation !).
    Attention: une vidéo qui tourne toute seule sur un écran, de même qu'un poster, retiennent peu et pas longtemps. Par contre utilisés en support par un orateur physiquement présent, ça change tout !

    Il ne faut pas se faire d'illusions sur la quantité de choses qui seront comprises et retenues: au mieux, 2 ou 3 points essentiels. Donc mieux vaut se concentrer à bien transmettre ces quelques points essentiels, plutôt qu'être inutilement (voire contre-productivement) pointu et exhaustif.
    Ou alors on fera un "voyage en sciences", sans message précis: pourquoi pas, mais le risque est grand de nourrir contresens et pensée magique. Il faut donc être scrupuleux dans la préparation et le déroulé.

    Pour la bonne conception de supports d'exposés de type powerpoint, on pourra jeter un oeil ici: ( page de conseils pour soutenances de stage).

    Dimensionner correctement l'effort

    Vulgariser prend de votre temps. Il est parfois difficile de trouver des volontaires, alors que les demandes sont nombreuses. Il est particulièrement lassant de devoir répéter la même intervention plusieurs fois de suite (groupes trop petits, séquence trop courte...). Une démo inadéquate (bien trop complexe, technique et abstraite) peut demander un travail énorme pour un résultat nul ou faible, décourageant. Ou bien pire: l'inefficacité de la transmission du message peut passer inaperçue, avec le sentiment du devoir accomplis. (Idéalement il faudrait valider, de temps en temps, par sondage a posteriori de quelques visiteurs). Lasser les volontaires est très dommageable pour les manips futures.

    Je suis donc particulièrement sensible à ce que l'on maximise le ratio impact sur effort: autant que possible de personnes doivent bénéficier de la manip (factoriser les récepteurs), demandant le minimum de personnes et de préparations spécifiques (économiser les transmetteurs), et dont le contenu doit être adapté au maximum à la compréhension du public (transmettre efficacement). (Par exemple, consommer 1 personne pour 1 élève lors des stages de 3 jours de collégiens me semble une très mauvaise utilisation des ressources: on risque de tomber dans l'opération gratifiante mais purement symbolique, au détriment des autres propositions de l'année ayant un bien meilleur impact à coût moindre en ressources humaines).

    "Factoriser" est à inscrire dans les limites du raisonnable, mais ceci dépend de la forme choisie: S'il s'agit de faire maniper tout le monde le groupe sera probablement restreint. S'il s'agit d'encourager l'interactivité dans la discussion il peut être de taille moyenne. S'il s'agit d'un exposé un amphi peut très bien convenir. A noter que l'interactivité dépend aussi du reste du dispositif (distance du public, distanciation induite par le mobilier (estrade, bureau), attitude invitante ou intimidante de celui qui parle...)

    Soyez modeste dans les objectifs: comme dit plus haut, si les gens retiennent 2 ou 3 idées, ou corrigent 2 ou 3 perceptions faussées par les médias, c'est déjà très bien. Pas besoin de faire un exposé exhaustif et sur-détaillé ! (d'autant qu'il ne faut présupposer aucun background).

    Comment répondre aux questions

    (Cette section s'inspire beaucoup du texte sur l'organisation de débats. Concernant la discussion avec un journaliste, voir plutôt le texte idoine car ses questions n'ont pas du tout le même rôle.)

  • Ne pas être qu'abstrait: prévoir des exemples.
  • S'efforcer de répondre à la question posée, même si vous souhaitez parler aussi d'autre chose.
  • Pas de langue de bois ni de démagogie. Vous avez le droit de dire 'je ne sais pas', ou 'personne ne sais'. Dire quand il n'y a pas consensus.
  • Ne pas botter en touche sur le fond: vous êtes ici en qualité d'expert. Si un point est non-consensuel, donner son avis, ou présenter les différents avis. Ok pour dire que la science est prudente et n'affirme rien de définitif, mais si c'est la seule réponse réitérée la séance risque d'être fort ennuyeuse et frustrante !
  • Il n'y a pas de question idiote. Être tolérant et respectueux, s'attendre à devoir prendre du recul par rapport à votre point de vue habituel de professionnel: même si une question semble 'science fiction', elle se pose puisqu'elle est posée, et vous êtes probablement le mieux placé pour y répondre. Il faut encourager les gens à poser leur question (notamment les timides), et le public à ne pas en rire.
  • Par contre il peut y avoir des questions bancales voire incompréhensibles, des questions hors sujet, des questions qui n'en sont pas (simple témoignage), des interventions prosélytes. Si la question est peu claire, n'hésitez pas à demander des précisions, ou à proposer une reformulation ! (on n'est pas en campagne électorale, ni à la télé !) Si les conditions audio sont mauvaises (qu'entend le dernier rang ?), ou si la phrase est ambiguë ou trop pointue, il est de bon usage de reformuler les questions (i.e. les répéter de manière audible et compréhensible par tous, tout en les resynthétisant sous une forme compacte et non-ambiguë). Si la salle est grande, on peut même prendre l'habitude de répéter ou reformuler toutes les questions.
  • Une question peut paraître orientée. Cela ne signifie pas que vous avez en face de vous un militant de l'obscurantisme noir, mais qu'un argument a touché le public et qu'il convient donc d'y répondre efficacement et sans violence (ce qui serait contre productif). Et si c'était effectivement le diable en personne qui avait posé la question, une réponse calme et constructive sera du meilleur effet auprès du reste de l'assistance !
  • Vous avez le droit de considérer qu'une question est hors sujet: on n'est jamais obligé d'aller là où on ne veut pas aller !
  • A contrario, attention aux questions venant ou semblant venir d'"initiés": d'une part on projette vite à tord un background savant à partir du simple emploi d'un vocabulaire peut-être pêché dans un reportage ou article de presse mais pas accompagné d'une réelle compréhension. D'autre part il faut garder en tête l'hétérogénéité du public: même si c'est un collègue qui pose la question, il faut que la réponse soit accessible au reste du public ! (au besoin, reformuler la question). Sur un stand, le mieux est qu'une seconde personne puisse à ce stade prendre en charge le vrai initié pour satisfaire sa curiosité sans que cela se fasse au détriment du reste du public.
    D'ailleurs, attention au "tu" aux seuls collègues: ça donne aux autres l'impression peu agréable de faire partie d'un deuxième cercle moins bienvenu.


    Bonne chance !