NB: Une version améliorée de cette nouvelle à été publiée en mai 2000 dans le magazine Login.

Fragilité

- "Ils sont partout je vous dis !"
Le petit homme avait l'air particulièrement agité; il semblait simultanément surexcité, un peu effrayé, et emprunt d'une colère sourde.

- "Allons Antoine, calmez-vous et racontez-moi ça dans l'ordre depuis le début. Je n'ai pas compris un traître mot de votre histoire de complot technologique."
Le visiteur s'arrêta, un peu hagard, déçu de n'avoir pas été compris malgré sa longue explication. Il ne devait guère avoir plus de la quarantaine, mais sa petite taille, son visage maigre et sa calvitie précoce lui en faisaient sembler bien plus. Le sentiment que lui inspirait ce visiteur oscillait entre l'amusement et l'agacement. Il ne savait pas encore s'il avait vraiment affaire à un illuminé, mais en un quart d'heure de monologue haletant son visiteur n'avait guère réussit à transmettre un message intelligible, et il lui faisait perdre son temps. D'un autre côté, il n'avait pas réellement grand chose d'urgent à faire, et il accueillait finalement d'un bon oeil ce petit chamboulement inespéré dans la vie monotone de cette grande administration. Et puis quelques morceaux de phrases glanés çà et là dans le discours désordonné de cet interlocuteur avaient vaguement commencé à éveiller son intérêt.

- "Vous... vous n'avez pas suivi depuis le début ?"
La question n'en était pas vraiment une. Il reprit son souffle et s'assit enfin.
"Vous devez me prendre pour un fou, hein ?" Devant l'absence de réponse, il poursuivit, avec moins d'aplomb. "Je travaille au service des comptes d'assurance; c'est moi qui vérifie les dépenses de l'administration des Ponts et Chaussées en matière d'assurance des ouvrages d'art." Après une courte pause pour vérifier si son interlocuteur était toujours à l'écoute, il continua de lui même.

"Il y a quelques mois déjà, j'avais remarqué des choses bizarres. Pas totalement anormales, mais bizarres." Il chercha à nouveau à rencontrer le regard de son lointain supérieur, comme s'il voulait obtenir confirmation de ce qu'il avait bien fait de venir le voir. Puis incertain de ce soutien, il baissa les yeux et reprit précipitamment.
"Vous vous rappelez, le nouveau pont sur l'embouchure de la Seine, dont on a beaucoup parlé. Le pont hyper-léger, bourré d'électronique, capable de corriger lui-même ses propres déformations. Vous avez une idée de la somme annuelle pour laquelle nous l'assurons ? ... 10 millions de francs par an, ça vous dit quelque chose ? D'accord, ça n'est pas ça qui creusera beaucoup le déficit public, mais c'est beaucoup pour un ouvrage d'art, censé traverser les décennies."

Le supérieur ne devait toujours pas avoir l'air convaincu. Aussi son visiteur embraya-t-il aussitôt.
"Mais il n'y a pas que ça. L'étude de l'offre de marché que je me suis procuré montre qu'au total, l'option choisie revient sensiblement plus cher; son seul avantage semble être son côté `vitrine technologique'. Sur le coup bien sûr, j'ai d'abord pensé à un coup médiatique d'un politique local, ou à une malversation de l'équipementier." L'auditeur avait d'abord écouté distraitement, mais cette remarque se superposait exactement à l'hypothèse qu'il avait mécaniquement commencé à formuler intérieurement, ce qui eut pour résultat d'attiser sa curiosité.
"Et puis un peu plus tard, j'ai eu à travailler de loin sur l'analyse comptable liée à l'installation d'un gros central télécom dans le Lyonnais. Ces machines sont de véritables super-ordinateurs, vous savez ? Elles traitent à elles seules des millions de lignes numériques. Elles coûtent aussi très cher, et, là encore, les primes d'assurance sont sans commune mesure avec les frais annexes des techniques plus anciennes qu'elles remplacent."

Une courte pause lui permit de constater que son interlocuteur semblait enfin curieux et à l'écoute.
"Bon, c'est la rançon du progrès me direz-vous. Les gros investissements font les grosses capacités. Mais il y a quand même une différence de nature: ces auto-commutateurs fonctionnent en interdépendance, bien plus qu'avec la technique analogique précédente; ils sont synchronisés tous ensembles à l'aide d'un `top' donné par une horloge atomique, sans lequel les messages qu'ils véhiculent sont indéchiffrables."
L'occupant attitré du bureau fronça les sourcils, ne voyant pas clairement où l'employé voulait le conduire. "C'est comme pour le reste de la transmission, d'ailleurs: avant il y avait des bons vieux cables, réels, palpables. Puis il y a eu les faisceaux hertziens; c'était plus intangible mais quand même encore base sur du solide, accessible. Et maintenant, presque tout passe par satellite. Vous comprenez ? Tout passe par une dizaine de petites boîtes bourrées d'informatique suspendues à 36000 kilomètres d'altitude. Bientôt toute la communication du monde. Vous commencez à voir ?" Le visiteur avait repris son rythme syncopé du début.

Le supérieur faisait une moue dubitative, il semblait refuser l'évidence. L'employé explosa. "Et le GPS ? Il pilote les navires, il commence à guider les avions et bientôt assurera l'atterrissage, et demain ce seront les voitures. Sans nécessité criante, nous sommes en train de nous rendre totalement dépendant d'une poignée d'unités technologiques, à faible durée de vie, et hors de portée de toute intervention humaine simple ! Cela ne vous frappe donc pas ?" Le supérieur commença à se sentir déstabilisé, malgré le ton irrité de l'orateur qui n'incitait guère à la clémence. Effectivement, il y avait bien quelque chose de bizarre, d'inconfortable, difficile à cerner.
"La civilisation romaine, disparue il y a près de deux millénaires, nous a laissé des ponts sur lesquels aujourd'hui encore passent des nationales ! Combien de temps pensez-vous qu'un pont stabilisé électroniquement puisse tenir si à un moment de notre Histoire nous n'avons plus les moyens -techniques ou financiers- de l'entretenir ? Que pensez-vous qu'il adviendra quand, fatalement, un événement fortuit détruira un satellite GPS, ou une mère-horloge télécom, eux dont notre vie dépend maintenant, et totalement hors d'intervention d'individus normaux munis de leurs seules mains ?"

Il ne s'était jamais senti dupe du battage médiatique fait autour de la technologie, mais il croyait quand même fondamentalement aux conquêtes progressives sur la nature que permettait le progrès de la connaissance. Ce plaidoyer anti-technologique l'avait ébranlé dans ses convictions.
L'employé poursuivit sans laisser à son auditeur le temps de réagir.
"Mais ne croyez pas pour autant que je sois un anti-technique forcené, nostalgique systématique du passé; bien au contraire. En passant des nouvelles théories aux applications, il faut simplement peser les avantages et les inconvénients, n'est-ce pas ? En l'occurrence, comment se peut-il, au niveau planétaire, que l'évidence que je viens de vous montrer n'ait apparu à aucun des décideurs impliqués dans ces choix ?"
Il commençait à voir ou l'homme aux traits creusés voulait en venir.
- "Vous n'allez quand même pas prétendre que tous les gouvernements développés de la planète font sciemment ces mauvais choix ? A moins de sombrer dans la paranoïa généralisée, comme ces ufologistes qui croient à un complot mondial pour dissimuler les extraterrestres ! Enfin, à qui profiterait le crime ?"

Le petit homme paru satisfait de cette réaction. Il continua posément.
- "À qui profite le crime ? A terme, pas aux gouvernements assurément. Je ne pense pas qu'ils survivent au genre de crise technologique majeure qui ne manquera pas d'arriver. Et de toute façon, ce ne sont guère les politiques qui choisissent, vous le savez comme moi: ils prennent les décisions, ce sont leurs experts qui font les choix. Il me parait clair qu'il y a complot; l'invraisemblance des choix comme l'opacité de l'information quant à ces problèmes le prouve. L'analyse méticuleuse des dossiers confirme notre expérience commune des mécanismes de prise de décision: ce complot est le fruit d'une poignée d'experts. Ceux qui ont le vent en poupe ont leur obédience dans tout le monde occidental et au delà, ils sortent des mêmes écoles, des mêmes cercles. L'un de ces cercles est pourri.

- Mais je ne comprend toujours pas. Quel est donc l'enjeu ?
- Je me suis bien sûr posé la question. J'ai réussi à mettre la main sur un planning des cours de la Haute-École la plus cotée aux États-Unis en matière d'usine à experts. Je dois dire que j'ai eu du mal à me le procurer. On peut comprendre que les experts les plus en vue préfèrent garder jalousement les recettes qui font leur gagne-pain, mais le secret généralisé mis en place comme un rempart autour de cet établissement est ici digne d'une secte. Ce planning reproduit les modes de son époque, mais à un niveau que j'ai eu du mal à croire. Il y a des cours sur l'hypothèse Gaya, vous savez, ce mythe écologiste qui voit la Terre comme un super-organisme vivant, et bien d'autres dans ce genre. J'en suis venu à cette conclusion: par hasard ou non, le sort a braqué les projecteurs du succès sur une Haute-École contrôlée par des écologistes fondamentalistes. Il me parait évident maintenant que l'élite issue de cette école, qui conseille les gouvernements de la planète, fait strictement tous les choix technologiques propres à hâter la fin de notre civilisation, par l'écroulement total et soudain du règne technique, sciemment fragilisé à l'extrême."

Le supérieur était plongé dans un abîme de perplexité. La thèse -aussi invraisemblable qu'elle pouvait paraître- tenait debout, elle était étayée par de nombreux éléments matériels, et l'analyse de chaque fait séparé était cohérent avec sa propre logique. Mais ce genre de réalité est difficile à assumer instantanément; tout être sain d'esprit se réfugie fatalement dans une attitude de défense protectrice avant de pouvoir faire face à un tel ébranlement de ses repères.
- "Écoutez, je ne peux pas encore assurer que vous m'ayez convaincu tant la chose est difficile à accepter, mais croyez bien que j'ai pris vos propos au sérieux. Tout ça mérite réflection. Donnez moi la journée pour vous recontacter".

L'homme partit, visiblement soulagé d'avoir enfin exprimé sa conscience tout en accomplissant son devoir, et presque fait un adepte à sa cause. Après une heure de silencieuse maturation, le supérieur décrocha son téléphone.
"Paul, je peux passer te voir ? Maintenant ?"
Paul était un brillant camarade de promotion de l'ENA. Il avait été diplômé de Varhard deux ans plus tard, ce qui lui avait permis de connaître une carrière fulgurante. Mais ils étaient quand même restés un peu en contact, aussi lui accordait-il toute sa confiance. Il travaillait actuellement comme chef de cabinet adjoint au Ministère de l'Industrie et de l'Environnement. Le supérieur passa le voir au ministère dans l'après-midi. Une semaine plus tard, on retrouva son corps et celui de l'employé dans les boues de la Seine...

Fabrice NEYRET, le 28/04/96



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