(soumission a un concours de nouvelles sur le theme "science et
technologie, 3000 mots maxi")
Espace
La lumière s'était brutalement
éteinte au moment de la sourde secousse. Après quelques
secondes de ténèbres, l'éclairage de secours
rétablit un semblant de visibilité dans le laboratoire,
qui permit aux hommes de commuer leur peur instinctive en
préoccupation inquiète: que s'était-il
passé ? Puis après quelques papillotements de
néons la lumière électrique se remit à
verser son flux ordinaire rassurant, suivi du ronronnement des
ordinateurs en redémarrage: deux techniciens avaient repris
leurs esprits plus vite que les autres expérimentateurs et
étaient allés rétablir le courant. Chercheurs et
ingénieurs se regardaient sans un mot. Un petit groupe se
décida finalement à
aller voir physiquement sur le site de l'expérience pour se rendre compte des dégâts et
comprendre,
instinctivement conscients que les ordinateurs et instruments seraient
incapables de révéler quoi que ce soit d'utile avant pas
mal de temps, et que même une fois re-stabilisés il serait
sûrement délicat d'interpréter à travers eux
une réalité vraisemblablement étrangère
à tout ce qui avait été prévu.
Se rendre compte de ses propres yeux, n'opposer que le minimum d'obstacles au cerveau humain cherchant à dévisager l'inconnu...
Le collisionneur était enfoui
profondément sous terre, et il fallait emprunter un ascenseur
rudimentaire pour atteindre son niveau. Rien ne laissait entendre qu'il
y ait de gros dégâts à la station d'arrivée:
à première vue les écrans de contrôle
diffusaient leurs ordinaires images statiques et blafardes. Certaines
pièces de mobilier s'étaient toutefois
déplacées ou renversées, vraisemblablement sous
l'effet du souffle de l'explosion qui avait provoqué la
secousse. Au départ du puits d'ascenseur pourtant le singulier
ressurgit, figeant net le groupe sur le seuil du hall: un vent violent
s'engouffrait dans le tube de béton, sifflant de tous le
étroits passages par où l'air s'infiltrait de
l'extérieur, et résonnant gravement dans les profondeurs
du puits. Il était bien trop dangereux d'utiliser l'ascenseur
dans ces conditions, mais
surtout,
cet élément fortement anormal laissait présager
d'autres imprévus - potentiellement dangereux - qui pouvaient
très bien les attendre en chemin.
L'observation attentive des alentours et du niveau
inférieur au travers des écrans de contrôle
révéla que le mobilier s'était
déplacé dans la même direction que le flux d'air:
ça n'était donc pas l'effet d'une explosion - la
direction aurait été opposée -, mais plutôt
le signe que le vent avait probablement été beaucoup plus
violent quelques dizaines de secondes plus tôt. Cela laissait en
outre présager qu'il faiblissait, et qu'il serait rapidement
possible d'emprunter l'ascenseur.
Bien obligés de faire patienter leur empressement à aller voir pour
comprendre
- tant pour d'évidentes raisons de sécurité que
par la dévorante curiosité scientifique face à
l'inattendu - les trois hommes retournèrent au calme
derrière la porte du hall et purent enfin redécouvrir
l'usage de la parole, laquelle semblait être devenue presque
frivole et dépourvue d'utilité dans cette circonstance
où tout le personnel du laboratoire s'était soudain
trouvé dépassé et démuni.
"- Alors, d'après vous, qu'est qu'il s'est passé ?
- Une explosion, puis le reflux d'air maintenant que la chaleur se dissipe ?
- Non, une telle chaleur aurait fait fondre les circuits
électriques et le mobilier. On dirait vraiment une sorte
d'implosion...
- Le tube du collisionneur est sous vide; il a pu éclater. Mais
il ne contient pas un tel volume ! Qu'est ce qui peut aspirer tout cet
air ?"
Le silence qui suivit trahit le fait que leurs trois
cerveaux tournaient à plein régime mais qu'ils n'avaient
pas encore le début d'une piste à se mettre sous la dent.
Se voyant tous trois absorbés par une énergique
méditation, chacun trahi par son tic favori - l'un se mordant la
lèvre, l'autre se rongeant l'index, le troisième se
massant l'aile du nez -, ils se prirent d'un sourire complice, qui
permit de faire baisser la tension. "Bon, d'accord, on a pris le risque
d'explorer des domaines d'énergie encore inédits, mais
visiblement la Terre est encore là. Donc le syndrome de
Brookhaven n'est pas encore pour cette fois !" Pierre, le scientifique
en charge de l'expérience et meneur de ce commando de
reconnaissance, faisait allusion à l'inquiétude qui avait
rapidement contaminé la presse et la population à la fin
des années 90, et plus généralement depuis les
années 40 à la veille de chaque nouvelle étape
dans la montée en puissance de collision des
accélérateurs, que soit provoquée une
réaction en chaîne généralisée - ou
un équivalent encore plus fondamental - qui aurait pu emporter
la planète, si ce n'est tout l'Univers connu et inconnu. "Allez,
on dirait que ça se calme. Allons-y".
Une bonne brise se ressentait encore à
l'aplomb du trou et il aurait été sage d'attendre encore
un peu plus, mais le caractère dévorant de la
curiosité valait bien cette prise de risque mesurée. Ils
s'engagèrent résolument sur la plate-forme tubulaire de
l'ascenseur et plongèrent dans le puits. La descente prenait
déjà dix bonnes minutes en temps normal, mais Pierre
préféra ralentir l'allure pour parer à toute
mauvaise surprise à l'arrivée, et pour contrer la
poussée du vent. Patrick, son brillant thésard, et
Michel, l'ingénieur qui connaissait le mieux le dispositif du
collisionneur pour en avoir dirigé la conception et
l'assemblage, acceptèrent cette prudence tout en brûlant
d'impatience d'arriver rapidement sur les lieux.
L'arrivée se fit sans encombre. Redevenu
muet, le trio s'engagea à pas rapides dans le couloir qui menait
à l'antre du collisionneur. En ouvrant les portes les trois
hommes sursautèrent: une atmosphère étrange et
oppressante emplissait les lieux. Depuis l'étroite terrasse en
surplomb où ils se tenaient, la vaste salle paraissait
extrêmement sombre, alors même que l'éclairage
semblait fonctionner normalement. Elle n'était pas pour autant
enfumée, même si l'air paraissait
flou, comme au dessus d'une route en plein soleil. Surtout, la salle paraissait
vide
ou presque - pour autant qu'on arrivait à distinguer -, alors
qu'elle était d'ordinaire encombrée d'une incroyable
accumulation d'appareillages, de câbles, de parois amovibles, qui
peuplaient le voisinage du collisionneur lui-même, ce colossal
assemblage haut de plusieurs mètres qui enveloppait de ses
multiples couches de capteurs et d'électronique le tube
où circulait le précieux faisceau de particules. Tout ce
qui était arrimé aux murs était encore en place,
câbles et tuyaux semblaient bien aller quelque part vers le
centre que le flou occupant l'essentiel de la salle empêchait de
distinguer, cependant rien ne semblait vraiment arrêter le regard
dans aucune direction que le gris des murs qu'on devinait à
l'autre bout.
"Restez là, je vais voir". Michel, hagard,
interrogeait des yeux le vide qui avait été auparavant
rempli du fleuron technologique laborieusement accumulé par lui
et son équipe durant cinq laborieuses années. Patrick
compris donc que la remarque s'adressait plus particulièrement
à lui. Ils avaient eu la présence d'esprit de
récupérer sur leur passage des lampes-torche de secours,
mais pas de radio: effectivement, autant que quelqu'un reste en relais
près de l'interphone de l'entrée
au cas où.
Pierre emprunta rapidement l'escalier métallique qui descendait
au niveau du plancher. Le martèlement rapide sur l'acier cessa,
témoignant de son arrivée sur le plateau. Patrick
s'approcha du bord de la terrasse pour le voir, et blêmi
d'étonnement, puis d'inquiétude:
Pierre n'était pas là.
Plus dans l'escalier, pas au pied de la terrasse, pas dans la salle,
même si l'air flou et sombre interdisaient d'en être
certain. Mais il avait eu le temps de faire au plus quelque pas,
largement insuffisants pour que son image se perde déjà
dans l'air tremblotant !
L'étudiant appela, mais sa voix semblait
s'étouffer dans le vide: il la senti résonner contre le
mur derrière lui, mais au delà de la plate-forme elle
paraissait s'amortir en quelques mètres. Il résolu de
descendre voir. Michel le retint. "D'accord, j'y vais doucement.
Essayons de rester en contact visuel". Il descendit lentement les
marches métalliques. L'ingénieur se pencha au rebord afin
de l'apercevoir au pied de l'escalier; ils se firent un signe de la
main.
Patrick fit quelques pas vers le centre de la salle.
L'éclairage s'assombrissait, aussi il alluma sa lampe-torche. Le
sol était parsemé de débris, trop espacés
cependant les uns des autres pour constituer une part significative du
volume de matériel qui occupait encore cette pièce il y a
moins d'une heure. Soudain il lui sembla entendre un vague écho
loin derrière lui, mais perceptible dans cette nappe de silence,
aussi il se retourna. Il tressaillit d'effroi: l'escalier apparaissait
terriblement distordu et la plate-forme à peine visible, comme
lointaine à travers un mirage dans un air dense. La
lumière environnante semblait venir essentiellement de cette
direction, formant un îlot jaunâtre quasi circulaire.
Ajoutée à l'angoisse, cette image vacillante lui donna le
tournis. Il s'élança dans la direction de l'escalier, et
faillit s'y fracasser avec stupeur au bout de quelques pas. Michel le
regardait, livide. Lui, haletait et transpirait.
"- Bon sang, qu'est ce qui t'es arrivé ? Je t'ai vu
disparaître, comme si ton image se liquéfiait et se contractait jusqu'à presque rien !
- J'étais juste là ! Je ne me suis pas
éloigné de plus de cinq ou six pas ! Je t'ai entendu
appeler, mais ça semblait venir de très loin, et la
plate-forme aussi semblait être à au moins cent
mètres !
- Mais qu'est-ce qu'il se passe ici ? Et tu as vu Pierre ?
- Non, j'ai à peine eu le temps de faire quelques pas. J'ai
allumé ma lampe, j'ai regardé les débris par
terre, et je t'ai entendu.
- Quel débris ?"
Patrick se retourna, et ne vit rien au sol dans la direction
d'où il venait, alors qu'il y avait effectivement quelques
débris au pied de l'escalier. En regardant plus attentivement,
il lui sembla qu'il y avait bien
quelque chose, mais c'était petit et flou, puis rapidement plus rien avec la distance.
"- Bon écoute, c'est bizarre ce truc, mais je n'ai rien senti et
je ne suis pas mort: je crois qu'il n'y a pas de danger pour l'instant.
J'y retourne; il faut que je trouve Pierre.
- Tu es sûr ?"
Il était déjà reparti, et avait à nouveau disparu.
Patrick fit quelques pas lents à reculons
pour constater l'étrange effet de miroir déformant qui
l'enveloppait, ou plus précisément qui enveloppait la
zone du mur dont il s'éloignait, et dont l'image
s'écrasait comme s'il parcourait la distance à allure de
bolide. L'image était déformée et changeante avec
la distance, au point d'être rapidement méconnaissable. Il
regarda autour de lui. Il y faisait très sombre, et il ralluma
sa lampe. Le temps que ses yeux s'habituent à la
pénombre, il balaya le sol de son faisceau. Les débris
étaient bien là, de toutes tailles, formes et couleurs.
Il aperçu aussi un câble coupé, comme
arraché, mais encore tendu vers la paroi. À nouveau, en
regardant bien, les débris s'estompaient trop vite avec la
distance, comme si un peintre négligeant avait
bâclé le décors répétitif. Mais en
s'en rapprochant ils apparaissaient bien nettement, et sur un champs
bien plus étendu cette fois. Sa lampe ne parvenait pas à
dissiper les ténèbres assez loin. En avançant
encore et promenant son faisceau de lumière au hasard, il lui
semblait que les débris s'étendaient à perte de
vue. En fait, sur une étendue incommensurablement plus
vaste que la surface de la salle !
Il s'arrêta, interdit, en constatant
l'immensité plane autour de lui. C'était comme s'il
s'était trouvé soudain dehors, la nuit, en plein
désert. Il pensa à Pierre et appela, sans illusion. Il
s'assit un instant et regarda vers le ciel, éteignant sa lampe
pour mieux scruter. Il lui sembla effectivement percevoir quelques
pâles étoiles, mais bien trop rares et faibles pour qu'il
s'agisse de la véritable voûte céleste. Il se
rendit soudain compte qu'il ne voyait plus du tout l'escalier, et qu'il
n'avait aucune idée du côté où il pouvait se
trouver... Il se glaça à l'idée de ne pas
retrouver son chemin, et réalisa que Pierre s'était
très probablement perdu lui aussi !
Il s'efforça de se calmer et d'évaluer
le nombre de pas qu'il avait pu faire depuis l'escalier: en fait, assez
peu, quelques dizaines tout au plus. Moins de cents en tout cas. Au vu
de ce qu'il s'était passé tout à l'heure, c'est
cette distance là qui comptait, et non ce qu'il voyait. Il
entrepris de s'éloigner en spirale à partir du lieu
où il s'était assis. Quand il croisa le câble
coupé, il eut un soupir de soulagement: il n'avait maintenant
plus qu'à suivre ce fil d'Ariane. Il atteint le mur en moins de
quinze secondes, et n'eut plus qu'à le longer sur quelques
mètres pour atteindre l'escalier.
"- Ouf, te voilà ! Alors, tu l'as vu ?
- Tu parles, j'ai bien failli me perdre ! Et je crois que c'est ce qui lui est arrivé.
- Te perdre ? Comment ça ?
- Oui, je ne sais pas comment l'expliquer, mais c'est immense là
dedans. En fait, quand on y est, c'est bien plus grand que la
pièce.
- Je ne comprend rien à ce que tu racontes !
- C'est exactement comme je dis: j'ai marché largement assez
pour arriver au mur d'en face, et pourtant je n'en voyais pas le bout.
Le sol couvert de débris aussi loin que pouvait éclairer
ma lampe, mais je n'ai pas vu l'autre mur. En fait le sol
s'étendait loin dans toutes les directions. Et comme je ne
voyais plus l'escalier non plus, j'ai bien failli ne pas retrouver mes
pas.
- Bon, mais ça n'est sûrement pas infini non plus ! Si tu
as réussi à ressortir, Pierre va sans doute y arriver
aussi ! De toutes façons l'interphone ne marche pas, j'ai
essayé d'appeler. Et pas question de remonter sans Pierre !
- D'accord, on l'attend."
Ils attendaient depuis plus d'une heure, assis au
pied des marches, quand ils virent enfin arriver le scientifique
longeant le mur.
"- C'est incroyable ce truc. Vous avez vu ?
- Oui, j'ai même failli me perdre ! On s'est dit que c'est ce qui t'était arrivé !
- Exact ! Je regardais çà et là, à tenter
de reconnaître des débris pour essayer de comprendre. Puis
quand j'ai fini par lever le nez et regarder autour de moi, tout cet
espace qui n'aurait jamais
du
se trouver là, il était bien trop tard pour retrouver mon
chemin. Alors j'ai été tout droit, dans l'idée que
je finirais bien par atteindre une extrémité de la
pièce. Vous me croirez si vous voulez, mais je viens juste d'y
arriver ! Longer le mur jusqu'ici ne m'a pas pris plus d'une minute !
Une heure ou deux de traversée, et une minute pour faire le tour
! Qu'est-ce que vous en dites ?"
Maintenant retrouvés, ils remontèrent
l'escalier, puis reprirent le chemin de l'ascenseur. Au contraire de
l'aller, ils marchaient lentement, discutant intensément: les
dégâts matériels n'avaient maintenant plus aucune
importance. L'analyse des causes de l'accident attendrait un peu,
et ça n'était sûrement pas d'en bas qu'on les
trouverait. Non, la seule chose qui comptait maintenant, c'était
c'est incroyable rencontre: l'Homme avait, par accident,
créé de l'espace;
cet espace béait à l'intérieur de la salle du
collisionneur. Lors de la première collision de l'Histoire
à plus de 120 giga électron-Volts, quelque part dans la
chaîne complexe de naissances et d'annihilations de particules
totalement exotiques pour notre région de l'Univers, quelque
chose avait créé de l'espace ! Ça, c'était
une vraie révolution, et il fallait en témoigner aux
autres là haut, et ensuite essayer de comprendre
comment ces choses là arrivaient.
"En fait, c'est cohérent. Si Pierre a
marché une heure, ça doit faire environ 5 km de
diamètre, soit 25 km
2 de surface. La salle faisait 100 m
2.
Sa surface s'est donc agrandie 2500 fois. Ça explique la faible
densité de débris, la pénombre, les effets
optiques. Et l'ouverture de ce volume a du pomper près de 100 km
3 d'air ! Mazette, il valait mieux ne pas être là au moment où c'est arrivé !"
Henri était le directeur du centre. Depuis longtemps il ne
suivait plus les expériences que de très loin,
voué désormais aux tâches politico-administratives.
Mais l'événement avait réveillé le
physicien qui somnolait en lui depuis plusieurs années, mis en
sommeil forcé par les conséquences même de la
reconnaissance officielle de ses talents visionnaires: obtenir tous les
moyens rêvés peut sembler merveilleux, jusqu'au moment
où l'on s'aperçoit que leur gestion est une tâche
à plein temps et qu'elle vous incombe... Mais cette
période de dormance apparente n'avait finalement pas
été vaine: il sentait que la quête initiale, sans
doute affadie dans les mémoires, revivait soudainement dans
toute sa vigueur et qu'elle était sur le point d'aboutir !
"En fait, peut être que nous l'avons eu, notre
fameux boson de Higgs, présumé donner à la
matière sa masse ! Masse et énergie sont liées, on
le sait depuis E=mc
2. Masse et courbure de l'espace sont
liées, on le tient du même bonhomme. Et là on a
converti de l'énergie en espace; on aurait du y penser plus
tôt ! Et s'il fallait atteindre ces énergies pour
que ça arrive, c'est bien que le boson de Higgs intervient dans
l'affaire. Après tout c'est lui que notre expérience
cherche à débusquer depuis cinq ans, alors
peut-être que c'est bien lui qu'on a trouvé après
tout !"
Michel interrogea, tant pour lui-même que pour les scientifiques
présents dans la salle de réunion: "On aurait produit une
sorte de trou noir, qui distend l'espace dans la salle du collisionneur
? D'accord pour l'espace tordu, je l'ai vu. Mais où est le trou
noir matériel ? On s'est promenés sans se faire aspirer !"
Patrick intervint, songeur: "En fait ça me fait penser à
la théorie des bulles, qui postule que notre Univers n'est
qu'une bulle produite par le Big bang, et que lui même donne
naissance à de multiples bulles-Univers, des sortes de
boursouflures peu visibles tant qu'on reste autour sans y entrer. Ce
qu'il y a en bas ressemble un peu à ça, non, Pierre ?"
Le reste de la journée continua dans le
même climat fébrile, alternant discussions communes et
têtes à tête, raisonnements oraux et
débitages rageurs d'équations et diagrammes de Feynman
sur tout ce qui pouvait ressembler à du papier de brouillon.
Vers une heure du matin Henri lança: "bon, je crois qu'on
devrait arrêter pour aujourd'hui. Un bonne nuit permettra de nous
dénouer les neurones et de mettre de l'ordre dans tout
ça. Rendez-vous ici-même à onze heures pour une
synthèse. Bonne nuit, et tâchez de dormir un peu !"
À onze heures les chercheurs
arrivèrent en ordre dispersé. Plusieurs avaient
prolongé tard leur petit déjeuner à la maison pour
coucher sur papier au plus vite le résultat du subtil
réaménagement mental auquel procède l'inconscient
pendant le sommeil. Certains au contraire n'avaient pas quitté
le labo de la nuit. D'autres s'étaient retrouvés par deux
ou trois assez tôt pour permettre à la confrontation
d'ordonner les idées. La réunion était
constructive et les concepts s'emboîtaient sommes toutes assez
bien, même quand les idées initiales partaient de
considérations assez différentes. Le rôle des
bosons de Higgs s'éclairait, par le biais de détours
négligés jusqu'alors. La conversion énergie/espace
s'avérait même vraisemblablement réversible. Et les
événements de la veille prouvaient que ces idées
folles étaient en grande partie
testables ici même sous peu, dés qu'on aurait remis le collisionneur en état.
L'ingénieur Michel était muet,
griffonnant distraitement, l'air absent. Pierre s'en étonna:
"Michel, tu ne dis rien ?" Celui-ci continua à griffonner tout
en parlant: "Je n'ai pas encore fini... En fait, vous n'avez pas
idée... Pas idées des conséquences pratiques de
cette découverte ! C'est peut-être une vraie
révolution; je veux dire, bien en dehors du monde des
physiciens..."
L'assemblée se figea dans l'expectative,
alors qu'il continuait à griffonner. Levant le nez au bout de
longues secondes de silence, il dut se résoudre à
continuer à parler avant d'avoir fini de mettre toutes ses
idées au clair, ce qu'il n'aimait pas beaucoup.
"Réfléchissez: hier nous avons fabriqué sans le
vouloir 25 km
2 à l'intérieur d'une salle. Et peut-être 100 km
3
en volume. Rien que ça, ça veut dire qu'on peut
construire un immeuble, une ville entière, dans deux fois rien
d'espace. Ou encore un véhicule: imaginez un avion, une
fusée, ou un simple camion, pour lesquels la charge utile
n'occuperait aucune place !"
La salle resta sans rien dire. Effectivement, ils
vivaient tous relativement en dehors des préoccupations du
`monde réel', dans une réalité certes physique
mais combien différente ! Et cette évidence sous leurs
yeux ne les avait frappés que sous l'angle du défi
à l'entendement. "Et encore ça, ça n'est rien.
Rien du tout, si ce que vous dites depuis ce matin est vrai, et qu'on
peut aussi bien contracter l'espace. Si on peut contracter l'espace
sélectivement,
alors... On peut créer des raccourcis permanents entre deux
points. Qui sait, entre deux planètes ? Et je pense à
bien d'autres possibilités encore."
Les regards interdits montraient que les mots
tournaient dans les têtes sans que celles-ci ne parviennent
à décider si tout ceci relevait de la farce
d'anticipation ou découlait raisonnablement des idées
théoriques qu'ils remuaient depuis la veille. La persistance du
silence militait progressivement pour la seconde option, ou au moins au
bénéfice du doute. Les yeux s'écarquillaient ou se
fronçaient en réalisant qu'une nouvelle page de
l'humanité s'ouvrait peut-être sous leurs yeux.
--- Fabrice NEYRET, le 29 mars 2004.