Tomak lui toucha l'epaule. "Tu reves encore, Jarek ! Qu'as tu decide finalement
pour demain ?". Il etait un peu contrarie, d'abord parce que son frere l'avait
a nouveau surpris dans ses reves, ensuite parce qu'il n'avait encore pas
decide. "Je ne sais pas, je verrais demain" repondit-il evasiment sans
prendre la peine de se retourner.
- "Jarek, tu vois bien que ca devient difficile. Tu te disperses et tu
fais perdre du temps a tout le groupe. Et pourtant il y a beaucoup a faire
avant l'hiver. Tu sais bien que tu dois choisir.
Tu peux aller soigner l'herbe a graines avec tes amis Nadal et Nouche.
Ils t'aiment bien et je sais que tu aimes beaucoup etre avec Nouche.
Mais ils ne peuvent pas faire du bon travail s'ils ne savent pas a l'avance
pour quel ouvrage tu seras avec eux ou pas. Et quand tu es reste avec nous
depuis longtemps, il faut qu'ils t'expliquent tout ce qu'ils ont fait pendant
ce temps la, et les nouvelles techniques qu'ils ont essayees, et ce que
la nature leur a appris."
- "Oui j'aime bien soigner l'herbe a graines, et trouver des idees pour
qu'elle pousse mieux et qu'on puisse mieux extraire le grain. Et c'est
vrai que j'aime bien etre avec Nouche."
Tomak continua comme s'il n'avait pas ete interrompu.
- "Tu peux aussi aller chasser avec nous et Niele. On aime bien quand tu
es la et on est jamais trop pour affronter le bicorne. Mais tu chasses encore
comme un enfant, on voit bien quand tu n'as pas chasse depuis une lune.
Je sais que tu y prends gout, je sais que tu t'appliques, mais on ne peut
pas faire bien mille choses differentes !
C'est comme pour les pierres: le vieux Radyl est heureux de t'enseigner comment
on taille la pierre pour tirer dix lames d'un seul caillou. Mais tu apprends
trop lentement, comment fera-t-on quand Radyl ne sera plus la ? Les lames
nous sont vitales, et le temps que Radyl passe avec toi, il ne le passe pas
avec les autres novices."
- "Oui j'aime bien traquer les silencieux dans la foret et affronter les
bicornes. Mais c'est vrai que je ne suis pas un tres bon chasseur.
Et c'est vrai aussi que la science des pierres me fascine."
Nouche parla a sa droite, il ne savait pas a quel moment de la conversation
elle etait arrivee.
- "Allons Tomak, laisse-lui un peu de temps. Jarek est encore un peu comme
un enfant, il ne sait pas choisir ! C'est pour ca que je l'aime bien,
parce qu'il est un mauvais chasseur, un mauvais planteur, avec plein de
bonnes idees et de courage, parfois adulte et parfois enfant."
En prononcant ces mots, elle s'etait agenouillee a cote de lui et avait
entoure ses epaules de ses bras.
Jarek se sentait a la fois conforte et gene. Il repondit gravement.
- "Non, il a raison, Nouche. Il faut que je choisisse, c'est vrai que
notre communaute est fragile et dependante, et je ne veux pas non plus etre
la cause d'un accident par mon inexperience. Demain je choisirai."
En se couchant a cote de ses freres, il savait ce qu'il choisirait
et s'efforca de se sentir satisfait de son choix.
Le lendemain, il accompagnait Nouche et son frere dans le petit herbage,
a la fois heureux et le coeur pince. Il avait la conscience aigue de
debuter une nouvelle periode de sa vie.
Deux printemps avaient passe. Jarek avait etabli ses quartiers dans un
autre coin de la grotte, un coin juste pour Nouche et lui. Et pour
Nobak, leur fils qui avait maintenant un an revolu. Il se dit
que les choses allaient en s'ameliorant, qu'avec le feu et la nourriture
les jeunes enfants mouraient plus rarement dans leur premiere annee.
Il essayait de deviner le visage de Nouche dans le noir, alors qu'ils
etaient tous trois blottis l'un contre l'autre. Il y avait beaucoup de
travail, mais il etait heureux. Et il se rendormit puisque justement,
beaucoup de travail l'attendait au matin et qu'il aurait besoin de toutes
ses forces.
Tous avaient fait pas mal de progres: on pouvait nourrir les deux familles
de la grotte, faire des reserves pour l'hiver, apres quoi il en restait
encore un peu. On donnait ce qui restait a l'autre famille, dans la
grotte pres de la riviere. Ils etaient moins nombreux et avaient plus
de mal pour se nourrir, par contre il savaient faire des pots avec
l'argile de la riviere, lesquels etaient tres utiles pour porter et stocker
l'eau et amelioraient la conservation des aliments. On echangeait donc
aliments contre poteries. Il arrivait egalement que l'on echange un peu
de viande contre du poisson, ce qui permettait de varier la nourriture.
Deux autres freres de Jarek avaient fonde une famille et s'etaient
installes pres de la foret. Jarek n'aurait pas aime vivre si pres
du territoire des silencieux, mais ses freres s'entendaient a merveille
dans le travail du bois et la fabrication de pieges.
Ils avaient besoin des lames que le fils de Radyl faisait naitre dans la
roche, et ceux de la grotte appreciaient les amenagements que seul permettait
de realiser le bois. Il y avait donc la aussi matiere a echange,
et somme toute tout le monde y gagnait, meme si la situation etait
parfois tendue en fin d'hiver quand les reserves venaient a manquer.
Jarek se plaisait a s'etonner de la facon inattendue avec laquelle la
communaute evoluait: il s'imaginait autrefois que la grotte serait un jour
remplie de leur descendants, et se demandait si cela rendrait les choses
plus faciles ou plus difficiles.
Puis quand de jeunes familles avaient essaime, il avait ete un peu triste
en constatant que le groupe eclatait peu a peu. Mais en definitive, le
territoire se peuplait et la situation permettait d'entretenir des
relations nouvelles avec les groupes separes, ce qui etait en somme
pour la communaute une facon satisfaisante de croitre.
Avec le temps, des petites huttes avaient fleuri pres des grottes
qui ne servaient plus guere qu'a entreposer les reserves et a s'abriter
quand la nature grondait trop fort, ou encore pour quelques ceremonies.
Il y avait plus de lumiere dans une hutte, chacun pouvait avoir un feu,
et il etait plus facile d'en evacuer la fumee. Et chacun avait dans sa
hutte sa petite vaisselle, sa part de nourriture enterree dans un coin.
A nouveau le groupe tout en grandissant se fracturait en unites plus
petites, et Jarek ne savait pas bien s'il fallait s'en rejouir ou non.
Cela dit les enfants vivaient ensemble et les rassemblements etaient
pretextes a fetes, alors c'etait quand meme agreable comme ca.
La petite vallee commencait a compter du monde, aussi les animaux
preferaient roder plus loin sauf peut-etre au coeur de l'hiver. De toute facon
les arbres les plus proches avaient ete coupes, a la fois pour eloigner
les animaux sauvages et pour degager de la place pour les champs.
Il y avait encore quelques chasseurs, mais la plupart avaient choisi
d'elever le bicorne comme on savait maintenant le faire, en les parquant
dans des enclos proches des huttes.
Une fois par lune, un grand rassemblement se tenait pres du village
de la riviere, sur le lit des grandes crues. Situe au centre de la vallee
et dote de ce terrain commode, le village etait le lieu ideal pour accueillir
le marche ou les familles venaient echanger les denrees ou les objets qu'elles
avaient produites en excedent.
Une fois par lune, Jarek, Nouche et leurs trois enfants venaient
avec des jattes de grain et des paniers tresses, qu'ils troquaient contre
ce dont ils pouvaient avoir besoin, pour autant qu'il y ait matiere a echange.
Le marche avait pris chaque annee une importance plus importante dans la
vie familiale. D'une part parce que Jarek et Nouche excellaient dans leur
tache et savaient produire plus, surtout avec l'aide des enfants, et
d'autre part parce que Nouche aimait amenager la hutte des mille biens
que l'on pouvait maintenant trouver. Jarek etait bien oblige de reconnaitre
que ce confort n'etait pas desagreable, et qu'il aurait difficilement pu
produire tout seul les divers outils qu'il utilisait pour sa besogne.
Une nouveaute commode avait fait son apparition: on troquait desormais
les biens contre de petits coquillages nacres, que l'on trouvait loin
derriere les collines. Contre le grain et les paniers on obtenait des
coquillages, et pour acheter de la viande ou des poteries on utilisait
les coquillages. Outre que cela ouvrait considerablement les possibilites
d'echange, faire son marche devenait considerablement plus simple,
Jarek et Nouche vendant ou achetant a tour de role sans devoir trimbaler
les paniers et les jattes. On pouvait meme faire de petites reserves de
coquillages lorsqu'on avait beaucoup a vendre a l'automne, lesquels etaient
bien utiles pour obtenir de la viande s'il en manquait lors de l'hiver.
Le marche avait lieu maintenant toutes les semaines, et Jarek consacrait
le plus clair de son temps a faire des paniers.
L'homme qui occupait la hutte voisine, Tylar, vint un soir leur faire
une proposition.
- "Jarek, nous sommes trois a faire des paniers dans cette vallee, et
je sais que tu travailles bien. Mais tu n'as pas beaucoup d'outils,
aussi tu te brises les reins et les doigts a l'ouvrage.
Je crois que ta femme Nouche pense comme moi."
Nouche acquiesca, tout en se demandant ou Tylar venait en venir.
Tylar etait peut etre aussi vanneur, mais il avait la reputation
d'etre un peu trop habile. Il disposait ainsi de beaucoup de coquillages,
dont on se demandait autant d'ou il les avait obtenu que ce qu'il pourrait
bien en faire. Ce dernier point etait precisemment en train de se reveler.
"Jarek, j'ai l'intention de me faire faire de nouveaux outils pour
mon travail. Des outils qui me couteront beaucoup de coquillages, mais
des outils precis et commodes, pour travailler vite.
Cependant je n'ai pas dix bras, et comme je te l'ai dit je sais que tu
travailles bien. Je te propose de nous associer."
- "A quel genre d'association penses-tu, Tylar ?"
- "Toi et Terif, vous travailleriez avec moi, et avec mes outils.
Et je m'occuperais aussi de vendre les paniers, comme tu le sais sans doute
je suis meilleur vendeur que vanneur."
La proposition surpris un peu Jarek.
- "Tu nous preterais tes outils comme ca, et on partagerait les fruits
de la vente en trois, tout simplement ?"
- "Non, non, dit-t-il en riant, pas comme ca. J'avance les outils et
les materiaux, je recupere les paniers que je m'efforce de vendre pour
le mieux, et je vous paie vingt coquillages par jour pour ca.
Vingt coquillages, c'est plus que ce que tu gagnes pour l'instant avec
plus d'efforts. Libre a moi de mon cote de vendre adroitement.
Qu'en penses-tu ?"
C'etait difficile a juger. Le marche semblait a la fois avantageux
par les nouvelles conditions de travail et de revenu qu'il impliquait,
et inequitable par la disymetrie de l'accord. Connaissant Tylar, il
y avait un risque de se faire avoir, mais il ne voyait pas bien lequel.
De toute facon se dit-t-il, Tylar a de quoi payer s'il se trompe,
et lui pourra toujours revenir a ses methodes actuelles si ca se passe mal.
- "Je vais y reflechir. Je te donne une reponse demain".
Tylar sourit et retourna chez lui. Jarek se demanda s'il avait deja
vu Terif ou pas encore. Il eut du mal a dormir, peu sur de son choix.
Il venait en outre de realiser que si Terif acceptait seul, sa propre
production prendrait un sacre coup de vieux. Cela lui forcait la main,
et cette idee lui deplaisait fortement.
Comme cela s'etait produit quelques annees plus tot, il sentait qu'une
nouvelle periode de son existence s'ouvrait avec ce choix.
L'echoppe de l'artisan Tylar etait bien situee, dans le village pres de
la riviere, a proximite du marche. Elle etait maintenant en briques
d'argile, comme la plupart des habitations. Les outils devenaient
plus nombreux, et la plupart etaient en metal. D'autres echoppes tenues
par d'autres artisans proposaient leurs produits dans la ruelle,
pain, tissus, vetements... Nouche filait et tissait la laine dans l'une de
ces echoppes. Tylar savait bien vendre,
c'etait avere, mais il tirait bien son epingle du jeu et vivait richement.
Il les aidait un peu au debut, puis il prit quelques apprentis afin de se
consacrer a la vente. Il se rendait aussi quelquefois dans les vallees
environnantes, ou il y avait egalement des affaires a faire.
Jarek et Terif constataient l'aisance de Tylar, mais ne pouvaient guere
se plaindre. Eux-meme gagnaient plus qu'autrefois, et ils etaient
de toute facon aujourd'hui incapable de se passer de lui, tant par son
materiel que par sa science du commerce.
Il etait cependant clair que l'association avait un chef et des executants,
qui n'avaient d'autre choix d'obeir. S'ils ne pouvaient
se passer de Tylar, Tylar pouvait tres bien se passer de l'un d'eux.
Tylar cependant avait ses propres problemes, car ecouler un tel volume
de vannerie ne se faisait pas sans aleas. Mais il n'etait pas a bout de
ressources et preparait visiblement un grand projet.
Celui-ci eclata au grand jour apres une lente maturation: Tylar avait
discretement achete l'affaire de plusieurs artisans, travaillant dans
le domaine du tissus et du bois, et monte une manufacture en arriere du
village. Les precieux outils avaient ete transferes dans ce large batiment,
et les ouvriers des divers domaines pouvaient collaborer sans intermediaire
a la fabrication de biens plus complexes, notamment des meubles.
Jarek et Terif furent de prime abord rassures tant ils redoutaient de
perdre leur place, de plus la participation a un produit plus elabore etait
plutot valorisante. Le travail qui leur etait demande etait en revanche plus
etroit et repetitif, mais n'en reclamait pas moins de l'excellence.
Tant qu'il possedait un savoir technique, Jarek savait qu'il etait precieux
et cela le rendait fier, meme si le travail etait penible.
Quelques annees plus tard, la nouvelle d'une grande innovation fit le tour de la vallee en quelques jours: un artisan chaudronnier avait construit un dispositif qui produisait un mouvement mecanique a partir de la vapeur. La force developpait plus de puissance que plusieurs ouvriers reunis, et avait deja ete testee avec une forge. On imaginait des lors les manufactures se tranformant en fabriques, ou les outils seraient mus par ce dispositif. Jarek se demanda s'il n'y avait pas la un nouveau tournant qui s'annoncait dans sa vie, et il essaya de deviner en quoi le changement pourrait lui etre faste ou nefaste...
Fabrice NEYRET, 10/02/1996