Une fois de l'autre cote du rempart de huttes,
le battement de la vie du village
se faisait plus etouffe, et la froide lueur de la pleine lune
l'emportait sur la chaude lumiere vacillante des flammes
autour desquelles les siens etaient regroupes en ce moment.
Le calme soudain lui permit de dissiper sa reverie,
et de repenser aux debats qui venaient d'avoir lieu.
Il marchait doucement vers la foret.
Trois jeunes femmes avaient acouchees d'enfants solides depuis la derniere assemblee, il convenait donc que les trois couples puissent avoir leur propre habitation maintenant. Mais le village etait devenu bien dense, au fil des naissances, et il devenait desormais difficile de placer confortablement de nouvelles huttes a proximite de la demeure des parents de la femme comme il se doit. La ceinture de champs autour du village avait ete situee trois generations plus tot de maniere a permettre la dilatation du centre, mais aujourd'hui le centre avait rempli l'espace, de meme que l'anneau agricole avait agrandi la clairiere. Il etait donc devenu incontournable de scinder le village, de facon a maintenir une vie a la fois sure et confortable dans trois villages de taille plus raisonnable, pour les trois generations a venir. Ces choses la arrivaient bien sur regulierement dans toute communaute au fil des generations, et l'essentiel etait convenu de longue date. Mais il y avait toujours une quantite de details a regler, de situations a prevoir, de facon a ce que la coexistence puisse se derouler harmonieusement tout au long des nombreuses prochaines saisons, sans qu'une trop grande proximite n'engendre de friction ou de conflict de ressources, ni qu'une trop grande distance ne fragilise les hommes comme les familles.
L'assemblee s'etait deroulee conformement a un ordre dont l'origine se perd dans le lointain du passe, mais l'intensite croissante des debats au long des dernieres pleines lunes avait mis davantage en relief le jeu complexe d'interactions entre les divers protagonistes. Les representants de chaque famille etaient generalement choisis par les leurs pour leur temperance, mais l'energie de la discussion avait contraint le chef du village a reformuler tres frequemment des positions equitables de maniere a ce que chacun reconnaisse que ses concessions equilibraient ses attentes satisfaites. Le chef du village, en l'occurence presque la doyenne des habitants, avait cette capacite rare de pouvoir a la fois prendre le recul necessaire pour trouver de justes compromis prenant en compte la plupart des aspects de la situation, et d'intervenir avec force et vivacite quand elle jugeait que les opinions s'etaient suffisemment exprimees, juste avant que les echanges ne deviennent steriles ou tendus. La puissance de cette vielle femme suffisait ordinairement a creer un silence respectueux et attentif quand elle prenait la parole apres une serie d'echanges, mais aujourd'hui plus que jamais il lui avait fallu tout son art pour que l'unite de la communaute ne soit a aucun moment menacee. La tache etait rendue plus complexe du fait que tout villageois pouvait intervenir s'il sentait que la position de son representant etait imparfaite, ce qui s'etait produit a d'innombrables reprises au cours de la soiree. Kilawi essayait d'imaginer quelle avait du etre sa permanente concentration depuis le coucher du soleil, assez calme pour trouver des solutions, assez vive pour tuer dans l'oeuf tout conflict potentiel. Elle devait etre autrement plus fatiguee que lui en ce moment !
Mais en depit d'une tension certaine les choses se presentaient plutot bien.
Deux villages allaient etre crees a quelques minutes de marche,
et les champs collectifs actuels alimenteraient l'ensemble des familles
tandis que les deux nouvelles entites mettraient progressivement en place leurs
propres champs durant leurs premieres annees.
Il fallait bien sur aussi monter ensemble les nouvelles habitations.
Kilawi etait de ceux qui restaient, mais plusieurs de ses freres et soeurs
partaient de maniere a meler les sangs comme il est coutume.
Il avait vecu a cote des siens depuis sa naissance aussi
cet eloignement l'attristait un peu,
mais il sentait en meme temps toute la tribu comme un corps jeune et fort
en pleine croissance, avec la certitude que le petit desagrement
qu'il eprouverait etait la condition necessaire au deploiment d'une vie
plus grande a laquelle il participait, ce qui le rendait finalement heureux.
Il etait maintenant sur le chemin au milieu des champs, a mi-distance entre le village et la foret, quand son attention fut attiree par un vrombissement croissant qui ne ressemblait au bruit d'aucun insecte qu'il ait jamais entendu. Le vrombissement etait devenu grondement en surgissant d'au dessus des arbres; une ombre munie de deux puissantes lumieres descendait vers lui tout en l'encerclant d'un rond luminescent. Vu la distance du village, mieux valait faire face que de tourner le dos pour fuir, mais Kilawi n'en etait pas moins terrorise pour autant. Le gros insecte s'etait pose a quelques pas, et aussi etrange que cela puisse etre, quatre hommes en etaient sortis, couverts de multitudes de cordes et de boites, dont l'une semblait munie d'un gros oeil. Ces hommes l'entourerent rapidement avec une forte excitation, puis brusquement le rythme de la situation echappa totalement au controle de Kilawi: deux lumieres eblouissantes etaient soudain apparues de chaque cote, l'homme a la boite en forme d'oeil s'etait rapproche de facon menacante, tandis qu'un autre homme face a lui, tres pres, lui parlait sans s'arreter dans une langue incomprehensible mais incroyablement volubile, tout en tenant un objet allonge entre leurs bouches. Il le regardait tout en parlant, mais c'est avec des voix invisibles qu'il semblait converser, et Kilawi restait petrifie sans savoir quoi faire d'autre que devisager du coin de l'oeil les individus au teint si pale et les objets etranges que chacun manipulait.
"Ici CMM depuis le coeur de l'Amazonie, oui, ici aussi les dernieres secondes du siecle viennent de s'ecouler, et nous avons precisemment en face de nous un habitant de ces lieux, chers telespectateurs, qui representera donc le continent sud-americain de notre village planetaire, pour nous dire comment il a vecu ces dernieres secondes, et ce qu'il espere du millenaire nouveau, pour le monde, l'environnement, l'economie. Alors, cher Monsieur, comment avez vous vecu ces dernieres secondes du 31 decembre 1999 ? "
Les quatres hommes autour de Kilawi avaient soudain cesse de s'agiter et de parler, et le regardaient fixement, attendant manifestement quelquechose de lui. Puis il recommencerent plusieurs fois a parler en s'agitant, en changeant la musique de leur voix, pour ensuite se taire a nouveau, tout en semblant peu a peu devenir plus agressifs. Apres une eternite qui avait du en realite etre relativement breve, le manege cessa et les etranges hommes retournerent dans le gros insecte, manifestement tres enerves. L'objet s'etait eleve dans un vacarme assourdissant tout en projettant une tempete de poussiere, puis etait reparti d'ou il etait venu. Kilawi ne put commencer a bouger qu'apres que le bruit se soit evanoui dans la foret, tandis que les villageois accouraient vers lui.
"C'etait une catastrophe, Bob, la pire de ma carriere.
Ce sauvage ne parlait ni l'anglais, ni l'espagnol, un vrai ahuri.
C'est bien notre chance ! six heures d'helico pour six minutes de fiasco !
Willy doit etre furax. Son idee de faire intervenir toute la planete
prise sur le vif pour parler des dernieres et des premieres secondes,
C'etait le concept du siecle, Bob, la re-invention de la tele,
le village planetaire sacre par CMM. Et des stocks-options a la cle, en prime.
Et la ce con dehors, vient de nous massacrer ca. J'aurais du lui casser la gueule.
En plus je tiens un de ces rhumes...
J'espere au moins que les autres equipes auront fait mieux,
sinon Willy va nous tuer !
"
Kilawi restait muet, sans savoir quoi repondre aux questions pressantes des villageois qui l'entouraient. Il transpirait, et il tenait maintenant un solide mal de crane. On le laissa finalement rentrer dans sa hutte, ou il s'effondra d'epuisement dans son couchage, vidé par l'epreuve terrifiante qu'il venait de subir. Il eu de la fievre toute la nuit.
Dans les semaines qui suivirent, tout le village succomba. Jamais la grippe n'etait parvenue jusqu'ici auparavant.
Fabrice NEYRET, le 18/01/97