De qui, de quoi parle-t-on quand on dit « la science » ?
par Fabrice Neyret - SPS n° 290, avril 2010
On entend régulièrement des expressions ou énoncés comme « la science officielle », « le lobby scientifico-industriel », « la science s’est trompée », « la science est parfois dévoyée », « la science n’est pas exempte de triche et d’intérêts personnels ou stratégiques », « la science a causé Hiroshima / les ravages de la Nature », « la science est humaine, donc subjective », « certaines théories de la science ne sont pas prouvées, ou changent d’avis à chaque expérience », mais aussi « l’honnêteté, la rigueur, l’objectivité scientifique », « la science vient de prouver que » ou encore « le laser, le DVD, les OGM, le GPS, la navette spatiale, c’est la science ».
La précision de la pensée est difficile quand les notions utilisées sont imprécises, les définitions floues, les termes amalgamants. Au risque de faire des contresens, qui selon les circonstances sont inoffensifs, ou peuvent porter à conséquences. Toutes les notions de « science » évoquées ci-dessus sont en réalité bien différentes, comme nous allons le détailler. Les mélanger peut conduire à des critiques infondées ou injustes, voire à des syllogismes : dire « la science a parfois les yeux bleus / peut aller dans l’espace » heurterait le sens commun, et pourtant le syllogisme reste le même quand on parle de « science qui triche », qui « se tait par complicité », qui « fait aller sur la Lune », qui pollue ou qui brûle Hiroshima. Au risque d’en déduire à tort que la démarche scientifique est mauvaise, ou que la connaissance scientifique est suspecte (ce qui est parfois l’objectif implicite des propos accusateurs, suivis d’une proposition alternative – opinion ou pratique à défendre, produit à recommander –, énoncée ou sous-entendue). Ce faisant, on se détourne de la réflexion et des moyens d’agir vraiment sur les problèmes. Donc, de qui et de quoi parle-t-on quand on dit « la science » ?
Les déclinaisons d’un mot très polysémique
En fait, sous le même mot courant de « science », on entend des choses extrêmement différentes :
la démarche scientifique d’enquête, d’étude et de construction, fondée sur le rationalisme, la logique – notamment hypothético-déductive –, la preuve et l’expérimentation rigoureuse, l’objectivation, la vérifiabilité ;
le corps de connaissances théoriques considéré comme « vrai », solide, consensuel, et largement enseigné, corps constitué de « lois » (en général faites d’équations), de concepts, de modèles, mais aussi d’interprétations explicatives1 (la compréhension humaine se contentant mal d’équations), d’« explications du monde » reprises en vulgarisation ;
la technologie et les fruits de l’ingénierie qui s’appuient sur ces lois ;
les activités de recherche en cours, théoriques ou expérimentales, visant à faire progresser ces connaissances ;
les articles scientifiques publiant les résultats nouveaux, dans des revues ou conférences scientifiques professionnelles2 ;
un groupe d’individus humains, les scientifiques (chercheurs, enseignants-chercheurs), mais le terme désigne parfois aussi ingénieurs, ou étudiants doctorants, voire en stage de fin d’études, retraités, ou… « indépendants », c’est-à-dire autoproclamés ;
les institutions de recherche nationales ou internationales, publiques ou privées, spécialisées ou généralistes, pures ou appliquées, liées ou non à l’enseignement universitaire ;
les institutions officielles d’expertise, nationales (Institut National de Veille Sanitaire, Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques) ou internationales, de synthèse (GIEC) ou de décision (OMS), auxquels on peut ajouter les commissions d’expertise temporaires mandatées par l’exécutif, le législatif, le judiciaire ;
les institutions et sociétés savantes (Société Française de Physique, Académie des Sciences), issues du monde scientifique ;
les associations d’origine citoyenne, d’éducation populaire (Petits Débrouillards, Cafés Sciences et Citoyens) ou adossées à une cause et expertes autoproclamées (CRIIRAD, CRIIREM, PRIARTEM) ;
des institutions politiques, à commencer par le ministère de la recherche (au périmètre variable selon les gouvernements) et ses officines ;
les représentants de ces institutions de recherche ou de politique de recherche (dirigeants, portes-parole, services de presse, par exemple quand on rapporte « la Nasa dit que ») ;
le contenu de livres, articles, émissions de vulgarisation plus ou moins grand public ;
le contenu de communiqués d’agence de presse, ou formulé dans les médias généralistes grand public : télé (JT, talk-show ou magazine), presse (quotidienne ou magazine), radio, par la bouche d’un journaliste ou d’un invité.
Démêlons le mélange des genres
Déambuler parmi les déclinaisons listées ci-dessus permet de repérer d’importantes nuances : si les connaissances scientifiques évoluent, et s’il est impossible à un citoyen actuel de tout connaître ou d’être en capacité de jauger leur crédibilité, par contre la démarche scientifique est pérenne. Elle n’est pas remise en cause par les aléas des découvertes, et elle est relativement facile à acquérir (ça n’est pas un « savoir livresque » à ingurgiter), au point que tout citoyen bien éduqué devrait pouvoir reconnaître ce qui ressemble ou non à une affirmation et argumentation de qualité scientifique. La démarche scientifique est également un outillage pour l’esprit critique, sur laquelle se fondent par exemple les associations sceptiques et zététiques, qui la diffusent. En principe, une enquête de justice ou de journalisme la suit aussi.
L’activité scientifique produit de la connaissance scientifique, d’abord hypothétique, puis à l’essai, et dans les bons cas, progressivement reconnue comme fondée et solide, en général après maturation et affinage. Comme pour les livres et œuvres d’art, certains des ouvrages parus convainquent et d’autres pas, certains ouvrages d’aujourd’hui seront la littérature de référence de demain... ou pas ! Ainsi, le corpus constitué reconnu, et le corpus en gestation, ça n’est pas du tout la même chose : l’activité scientifique (qui est la « science chaude », en ébullition créative, exploratoire) n’est pas la connaissance scientifique (la « science cristallisée, refroidie, solidifiée »). Un article scientifique, même paru dans Nature, ou un « scoop » de l’INRA ou de l’INSERM (qui est en réalité l’avis d’un chercheur, et non l’avis de l’institut dans son ensemble), n’a pas la valeur et le statut d’une connaissance ayant fini de prouver sa « résistance à l’épreuve des balles » après des décennies3.
Les scientifiques sont des humains, ni meilleurs ni pires que les autres, avec leurs faiblesses, leurs croyances, leurs désirs, leurs préférences, leurs interactions sociales, leurs intérêts personnels. Comme les autres, ils peuvent se tromper, manquer de recul, être plus ou moins butés ou de mauvaise foi, bâcler, voire tricher ou mentir, ou simplement, être d’avis différents. Mais comme dans les autres activités humaines, quand la qualité du « produit » peut se mesurer, la profession comme les « clients » savent assez bien trier le bon grain de l’ivraie (d’autant que les chercheurs sont les « clients » les uns des autres), ce qui se manifeste dans le choix des idées qui seront reprises et citées, pour consolider, poursuivre, ou développer de nouveaux travaux... ou bien laissées dans l’oubli des idées stériles ou pas si bonnes qu’en première impression. C’est ce mécanisme de tamisage répété qui finit par produire le corpus de connaissance fiable et objectif, bien que produit au départ par des humains faillibles.
Les institutions sont aux services de politiques nationales ou locales et d’intérêts nationaux (prestige, économie...), et menées ou influencées par des individus et groupes ayant leurs idéologies, croyances, priorités, ou buts en partie externes à la seule avancée des connaissances. Leurs décisions et recommandations en découlent pour une part, pouvant influer sur la vie quotidienne des chercheurs, mais ne représentent ni l’avis des scientifiques, ni moins encore la connaissance scientifique. Par ailleurs, entre les souhaits ministériels et les activités effectives menées par les scientifiques, la marge reste en pratique extrêmement large : comme pour toute activité créative, a fortiori menée par des centaines de milliers d’individus, il est heureusement difficile d’en contrôler et imposer la teneur, même en dictature (surveiller en détail demande une énergie colossale, et nécessite des compétences pointues) ; le faire a priori plutôt qu’a posteriori est encore plus difficile (les chercheurs sont experts en baratin lors des demandes de subvention…). Le contrôle le plus effectif est probablement celui du nombre de créations ou suppressions de postes dans chaque discipline (biologie, histoire, physique, informatique, sciences sociales…).
Les applications techniques des connaissances scientifiques ne sont pas « la science ». Par exemple, l’industrie se sert des connaissances en chimie pour produire moult matières de synthèse, et le fait parfois de façon polluante. Mais ces connaissances fondamentales sont les mêmes que celles qui permettent par ailleurs de comprendre et soigner le vivant, suivre et traiter la pollution, ou retracer l’histoire de la Terre. D’autre part, l’existence d’industries polluantes tient aussi et avant tout à la façon dont la société (et son système politique) encadre son industrie, dont le but premier est de prospérer, ce qui en économie de marché pousse à produire au meilleur prix, avec les effets pervers qu’on imagine si rien ne vient contrebalancer les facteurs d’optimisation économique (il paraît illusoire de demander à une entreprise de ne pas optimiser ses décisions, alors qu’on peut par ailleurs influer sur les règles du jeu auxquelles elle obéit). L’idée de voler et de comprendre le vol est un vieux rêve de l’humanité mais permet la roquette et l’hélicoptère de combat, l’idée de la roue a conduit à la bicyclette comme au char d’assaut, la compréhension désintéressée d’une drôle de propriété lumineuse a débouché bien plus tard sur le lecteur de CD et sur le laser militaire, la remarque que la matière est une forme d’énergie intense et que des phénomènes d’avalanche peuvent se produire passé un seuil a permis de comprendre les étoiles et l’Univers, mais a été exploitée pour en tirer l’arme atomique. Les homo-sapiens savent tirer parti d’un caillou, d’un bâton ou de leurs mains nues pour travailler, tuer, ou faire de l’art, et de même avec tout objet, compréhension ou connaissance : est-ce la découverte de la force de percussion qui pose un problème, ou l’idée de s’en servir pour occire son prochain ? Interdire ou contrôler la première, est-ce réaliste, est-ce souhaitable (la connaissance est-elle vraiment défavorable à l’humanité ?), et est-ce vraiment la meilleure façon de se prémunir de la seconde ?
Quand ils parlent de sciences, les médias déforment considérablement ce qu’ils formulent, rapportent ou sélectionnent, retenant le spectaculaire ou l’anecdotique4 (il faut un angle événementiel, fut-il tiré par les cheveux, pour apparaître dans « les nouvelles »), et faisant fréquemment des contresens parfois complets. Leur but est d’intéresser leurs spectateurs (se rapprocher d’un récit archétype – cliché, voire conte – est l’une des recettes éprouvées5), pas de faire de l’éducation populaire. Aucune vérification ou validation pertinente du message ou de l’interlocuteur n’est donc généralement faite, le temps de préparation est faible et le travail fait en permanence dans l’urgence, l’erreur n’occasionne ni conséquence ni sanction (pas même de correctif), aussi la fiabilité de ce qui est dit en matière de sciences est parfois proche de zéro. « Vu à la télé » n’est pas du tout un gage de véracité, a fortiori sur ces sujets, fût-ce sur le service public ou sur les chaînes culturelles. Par ailleurs, si un journaliste peut essayer de recouper la réalité d’un fait d’actualité, il est mal armé pour valider un scoop ou argument « scientifique », et sa perception de ce qu’est la légitimité d’un interlocuteur est très différente de ce qu’en pensent les scientifiques.
La situation n’est pas toujours brillante non plus dans la vulgarisation grand public6 (fût-ce les gazettes produites par de grands instituts de recherche, faites, elles aussi, par des journalistes et communicants), toutefois la fiabilité augmente le long de la « hiérarchie » des magazines de vulgarisation. Dans tous les cas, c’est la parole d’un individu qui est assumée (et éventuellement reformulée). Comme les médias – même de vulgarisation – sont particulièrement sensibles à la nouveauté et à la surprise, la matière première de l’information scientifique médiatique tend à se concentrer sur ce qui est le moins fiable et représentatif : une parcelle de science en gestation, un avis minoritaire, un sujet exotique ou croustillant, un petit bout de la lorgnette jugé « plus intéressant pour le téléspectateur », voire un sujet pseudo-scientifique (rarement identifié comme tel) qui frappera plus facilement l’imagination. Présenter un point synthétique de la connaissance bien établie sur un sujet, pour un journaliste, ça n’est pas de l’« information », et de plus c’est « ennuyeux » (à l’exception notable de l’expert médical, sorti lors des sujets graves).
Quand des personnes parlent de science dans les médias, aucun comité rédactionnel n’assume la qualité scientifique du propos (au contraire des revues scientifiques). Il est alors essentiel de se demander à quel titre la personne est crédible sur le sujet précis. Un chanteur, une actrice ou un politique n’est pas un scientifique, et un scientifique l’est dans une discipline précise (l’astronomie n’est pas l’exobiologie) et un domaine étroit (la physique n’est pas la climatologie). Par ailleurs l’intervenant doit préciser, le cas échéant, s’il fait état d’un avis scientifique consensuel, d’un avis professionnel disputé, ou d’un avis personnel privé (par exemple quand on aborde la spiritualité7)
Mais la vigilance est compliquée par le fait que les médias laissent usurper des appellations ou titres fantaisistes sans aucune vérification, que l’anecdote ou l’atypisme est vécu comme un signe de saine diversité et non de distorsion, que donner (majoritairement ?) la parole aux minoritaires et aux « non-officiels » est perçu comme un gage de « démocratie », d’« équilibre », de « neutralité » : il y a confusion entre le statut de l’information politique ou de fait divers et celui de l’information sur la connaissance scientifique (qui est rarement une affaire d’opinion), sur la notion de scoop (qui, en sciences, correspond à une info non robuste), et sur le sourçage (en science celui qui donne l’info est en général l’« auteur du crime »). Si l’information rapportée est anodine, on peut la prendre telle quelle et en rester là, mais si elle a pour effet de former une opinion ou une décision, mieux vaut essayer de recouper avec une source plus fiable, et plus généralement, garder à l’esprit que les informations qui fondent notre opinion peuvent ne pas être fiables à 100 %.
De même, il faut s’interroger sur ce qui fonde la crédibilité d’une page web qui parle de sciences (a fortiori si trouvée au hasard de Google ou d’un email d’amis ou d’associations, quand bien même sa présentation ou son nom inspire confiance, ou ses auteurs s’affublent de titres). Wikipedia est relativement plus fiable en matières de sciences que la plupart des sites évoquant des éléments de science, et même que la plupart des médias, livres et magazines de vulgarisation grand public (une étude de Nature montre que sur les sujets scientifiques, sa fiabilité est analogue à celle de l’Encyclopedia Britannica8), mais il y a néanmoins parfois des erreurs et distorsions, notamment sur les sujets controversés (sachant que même une encyclopédie n’est jamais exempte d’erreurs).
Petites recettes de vigilance
Fort de ces nuances, on peut alors s’efforcer de décrypter ou sous-titrer les propos lus ou entendus – et ceux que l’on tient soi-même – en remplaçant chaque occurrence du mot « science » par le terme approprié (démarche, savoir, découverte, application, institution, chercheur...), de garder en mémoire d’où l’on a reçu le propos (le média lui-même, et la source dont il se réclame), de s’interroger sur la légitimité de celui qui parle pour tel sujet donné, de repérer en passant si quelques « des » n’auraient pas été outre-généralisés en « les », si les déductions proviennent de la source scientifique ou du journaliste (ou du site Web), en particulier si l’on argumente sur des chiffres9, et recouper d’éventuels arguments à base factuelle ou scientifique avec d’autres sources (faute de mieux on peut toujours commencer par Wikipedia, d’autant que c’est facile). Puis soupeser en conséquence avec quel taux de fiabilité et de vraisemblance les affirmations et conclusions restent valides et convaincantes ! Une fois cet écheveau démêlé, on se rend compte qu’on entend en fait assez rarement réellement parler de science (démarche et connaissances).
Fabrice Neyret est Directeur de Recherche CNRS en synthèse d’images. Il est actif dans la médiation scientifique et est également l’actuel président de l’Observatoire Zététique. http://evasion.imag.fr/Membres/Fabr...
1 Qui peuvent être approximatives, voire fausses, sans que cela impacte la qualité de prédiction des équations.
2 Voir dans le même dossier l’article Comment se crée la connaissance scientifique ?.
3 Sachant que même dans ce dernier cas, elle sera peut-être un jour à réviser – ce qui n’est pas renier, voir l’article « Comment se crée la connaissance scientifique ? ».
4 Lire par exemple Zététique, médias et autodéfense intellectuelle.
5 Illustré par exemple dans « Critique du reportage d’Arte sur ‘l’observatoire de Lascaux’ »
6 Cf. « Pour une didactique de l’esprit critique », thèse de Richard Monvoisin.
7 Cf. « Sciences et métaphysique, du danger des mélanges. Analyse d’une interview de Trinh Xuan Thuan ».
8 http://www.nature.com/nature/journa....
9 Lire l’indispensable Plus vite que son nombre de Sylviane Gasquet, Le Seuil, 1999.
www.pseudo-sciences.org