Argumentation panglossienne: Analyse critique de l'article "Seuls dans l'Univers?" d'Howard Smith dans PLS#408 (oct 2011)

Courrier des lecteurs PLS#409, version longue sur le site de PLS. Novembre 2011

 https://web.archive.org/web/20111216192620/http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/f/fiche-article-seuls-dans-l-univers-27981.php

Fabrice Neyret


09-11-2011 - 12:57:49




Bonjour, je suis surpris de trouver dans un article long autant de légèreté dans l'argumentation, surtout s'agissant de tenir des affirmations assez appuyées.

Déjà, la notion même "d'être seul" y est assez ambigue, puisqu'elle est apparemment prise ici au sens de "dialogue possible", et non de la simple détection d'une vie intelligente (fusse à des millions d'années lumière et donc perçue en différé [1]) comme s'y intéressent les programmes d'écoute tout comme l'exobiologie. (Passons aussi sur la contradiction entre "la grande majorité des gens y croient" et "cela bouleverserait nos représentations", et l'exégèse assez gratuite de ce qui fonderait l'opinion publique).

Plus grave, la grande majorité des arguments de l'auteur sont de type Panglossien: tout attribut terrestre est supposé nécessaire à la vie, qu'il soit régularisant (comme l'orbite circulaire) ou dynamique (comme l'alternance des saisons, ou la tectonique). Il y suppose implicitement une vie en surface et donc une atmosphère, alors que l'histoire même de la vie sur Terre commence sous l'eau, y existe toujours... et aurait pu ne jamais faire surface. Ce point est important car la vie de surface est largement plus exposée aux variations saisonnières, voire aux rayonnements agressifs (à la limite, pourquoi d'ailleurs écarter d'office les planètes gazeuses, quand elles ont un noyaux rocheux ?). Et le rôle de l'ensoleillement devrait également être largement relativisé par la découverte des biotopes dans les grands fonds océaniques autour des "fumeurs noirs". La notion (hélas classique) de "zone habitable" autour d'une étoile fait la même supposition d'eau liquide en surface, alors que rien que dans le système solaire, Europe et Titan, lunes de Jupiter et Sature, bien que largement exclues de cette zone, pourraient abriter un océan liquide sous une épaisse calotte de glace (par ailleurs, l'eau liquide peut également exister dans les failles des sols). D'une façon générale, les lunes de planetes géantes semblent exclues des critères d'intérêt (hors du Système solaire).

Il juge la tectonique indispensable au cycle du carbone, ce qui mériterait approfondissement, et ce qui passe à la trappe le fait de nombre de planètes et lunes du système solaire connaissent d'autres formes de brassage, qu'il s'agisse de volcans de boue, de geyser d'eau ou de méthane, de réarrangement de croute de glace trahissant peut-être une convection océane, la source d'énergie interne pouvant aussi provenir de forts effets de marée. La convection du manteau, source du champs magnétique protecteur, serait selon lui indispensable à la viabilité, là aussi sans preuve, et bien que ne concernant au mieux que la vie de surface (cf supra). plus surprenant encore, il affirme que l'oblicité de la Terre serait défavorable si elle était moindre ou plus grande, car elle serait actuellement "juste ce qu'il faut". En quoi une Terre à zéro degré d'oblicité serait non vivable ? Et même si c'était vrai en surface, quid des océan ? Le cas des fortes oblicités et des couplages d'orientation, bien qu'offrant un gradient thermique (propice aux brassages convectifs) et une zone bien tempérée, est écarté d'office comme "rendant improbable la vie" sans aucun argument. De la même façon, toute ellipticité est jugée rédhibitoire sans plus de détails, et l'auteur s'appuie dangereusement sur les statistiques tirées des observations d'exoplanètes, dont les caractéristiques sont pourtant fortement corrélées à leur probabilité d'observation.

L'auteur s'appuie sur la fameuse équation de Drake, qui n'est guère que la version mathématisée de la cascade de "si" permettant de conclure à ce qu'on veut (en oubliant ensuite la somme d'hypothèses), dans la mesure où bien des termes ne sont pas sérieusement estimables, et où la toute petite probabilité résultante doit ensuite être multipliée par le très grand nombre d'étoiles. Ajoutons qu'il est normal en modélisation stochastique, contrairement à la surprise de l'auteur, que ce type d'évaluation conduise essentiellement à une probabilité 0 ou 1 d'existence de vie quelque part: pour un nombre 10^N d'étoiles, si l'ordre de grandeur de la probabilité de vie intelligente par étoile est inférieur à -N le résultat est négligeable, et au contraire très probable pour un ordre de grandeur supérieur à -N.

Sur le domaine de la biologie (admettons qu'elle doive être à base de carbone et d'eau, même si l'auteur balaie trop facilement les alternatives "faute de preuves" mais n'appuyant les siennes que sur l'unique échantillon de vie que nous connaissons : le notre !), là aussi le raisonnement est implicitement panglossien puisqu'il faudrait suivre les étapes du poisson au mammifère puis au bipède terrestre intelligent. Au final, il affirme que l'on ne peut trouver que des éléments faisant baisser l'estimation des probabilités (chimie plus lente, insuffisance d'extinctions de masse "créatives"), et aucun pouvant l'accroitre: cela revient à prétendre que tous les paramètres dont l'évolution de la vie sur Terre jusqu'à l'intelligence ont été optimaux, n'aurait pas pu avoir de timing plus rapide, et surtout, conduire à tout autre chose que l'homme.

Bref, si l'on décide au départ que la vie (notamment intelligente) ne peut exister que sous une forme identique à la notre, sur une planète identique à la notre, et qu'elle n'a d'intérêt que si un dialogue est possible, et que tous les paramètres de notre situation sont les optimaux, alors effectivement on créée de toutes pièces les conditions de notre "solitude dans l'univers".

Vu le thème de l'article, il parait vraiment surprenant de ne pas évoquer les causes possibles du silence de nos éventuels comparses. Pourtant, beaucoup on été imaginées, et il est facile d'en imaginer d'autres. Entre autres scénarios ayant été envisagés : les civilisations avancées disparaissent vite après la découverte du nucléaire, ou d'expériences de physique faisant apparaitre des micro trous noirs :-) ; Les civilisations émettent sur un canal efficace et naturel que notre faible niveau ne nous a pas encore laissé découvrir [1]; Il existe un danger agressif dans l'espace menaçant les civilisations "bruyantes"; Il n'existe en définitive aucune source d'énergie permettant, quel que soit le niveau technologique, d'émettre un signal analysable significativement loin ; Toute supernova a un effet biocide sur un rayon tel que nous somme dans une rare zone épargnée depuis suffisamment longtemps pour que la vie intelligente soit apparue; Des habitants d'une planète nuageuse (voire gazeuse) pourraient ne jamais développer la conscience (et la curiosité) d'un extérieur. On trouve bien d'autres idées encore sur la page wikipedia consacrée au paradoxe de Fermihttp://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_Fermi.

Apparemment, la même trame d'article de cet auteur a fait polémique pour les mêmes raisons dans la presse anglo-saxonne en janvier dernier (cf http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/astronomie/d/non-lastronome-howard-smith-ne-refuse-pas-la-vie-extraterrestre_27630/#xtor=RSS-19 ). Ajoutons que même si l'auteur ne semble pas s'apparenter au courant de l'Intelligent Design, il s'intéresse activement au rapprochement entre science et religion en astrophysique, ce qui dans ces circonstances peut facilement risquer d'instrumentaliser la question de la vie intelligente dans l'espace.

Il me semble que tant que l'on sait à peine définir ce qu'est la vie, que l'on n'a encore pas d'idée précise de sa génèse sur Terre, que connaître un seul échantillon de vie nous interdit tout interpolation ou extrapolation, et que nos connaissance des exoplanètes est pour le moins balbutiante (sachant que faute de critères on ne peut de toutes façons qu'y chercher d'improbables clones de nous-même, ce qui serait tout de même un furieux manque d'imagination de la Nature contrastant singulièrement avec son inventivité terrestre), il est pour le moins délicat de faire des affirmations péremptoires, et mieux vaut suspendre son jugement tout en réfléchissant modestement à ce que pourrait être l'exovie, et les nombreuses raisons possibles de l'absence de voix dans la musique des sphères.

[1] En guise de clin-d'oeil, cette nouvelle illustre ce à quoi pourraient ressembler ces échanges sans dialogue http://evasion.imag.fr/Membres/Fabrice.Neyret/nouvelles/ecoute.html.

Fabrice NEYRET, administrateur à l'Observatoire Zététique http://zetetique.fr/